Charité show-biz
La France ne fait plus de politique, elle fait de l'action
humanitaire! Si les chrétiens libanais sont massacrés
par les Syriens, elle dépêche au secours
de ses amis un porteavions et des navires de guerre,
mais cette armada n'interviendra pas militairement et
croisera très au large des côtes, car,
nous dit-on, “ il s'agit uniquement d'une action
humanitaire ”. Il n'est pas question d'intervenir
et de s'engager dans le conflit. On ne cherche pas à
influer sur le cours des événements ni
même, hélas, à sauver les victimes
des bombardements, mais seulement à manifester
symboliquement sa compassion selon un rite que les militaires
qualifient à juste titre de “ gesticulation
”. Cette dégénérescence de
l'action internationale de la France est à l'image
des mimiques larmoyantes de l'établissement devant
tous les malheurs du monde. Aujourd'hui, la classe politique
et médiatique pratique la surenchère aux
bons sentiments. C'est à celui qui en fera le
plus dans l'apitoiement à l'égard de tous
ceux qui, de par le monde, sont victimes de l'intolérance,
du totalitarisme, du terrorisme, de la misère
ou des catastrophes.
Déifient alors sur la scène
publique de notre bonne conscience collective les
affamés d'Éthiopie, les otages du Liban,
feu Sakharov du temps où il était persécuté,
les boat-people, les Arméniens ou les Roumains,
tristes images qui vont et viennent sur nos écrans
au gré des événements et des
humeurs médiatiques, rythmant ainsi la vague
des émotions collectives et des indignations
de convenance. Les organisations caritatives multiplient
les shows, diffusent “ clips ” et “
pubs ”. Les stars de la “ charité-business
” apparaissent sur le petit écran, l'air
affligé mais le “ look branché
”. Les autorités morales et les grandes
consciences sermonnent, Elie Wiesel pleure, chacun
étale sa sollicitude pour les victimes et sa
réprobation pour les bourreaux.
Tout le monde il est beau, tout le monde il
est gentil
Il ne s'agit pas ici de minimiser les catastrophes
qui s'abattent sur le monde ni bien sûr de dénigrer
ceux qui, avec beaucoup de dévouement, parfois
même au péril de leur vie, se consacrent
à soulager les souffrances de leurs semblables.
Ceux-là restent généralement
inconnus, on ne les voit pas sur les plateaux de télévision,
et leur générosité se manifeste
par des actes.
Ce qui est en cause, ce sont les simagrées
publiques dont leurs actions charitables fournissent
le prétexte. Autant le travail de ceux qui
s'engagent personnellement contre la misère
est estimable, autant l'exploitation qui est faite
de leurs initiatives par les charlatans de la compassion
est contestable. Car les manifestations médiatiques
de bons sentiments auxquelles ces derniers se livrent
ne leur coûtent rien. Cette “ exigence
morale ” qu'ils prétendent s'imposer
ne s'accompagne d'aucune contrainte, elle n'a d'utilité
que pour eux-mêmes, elle ne demande ni effort
ni sacrifice, et reste, à l'image des porte-avions
français au Liban, purement incantatoire. C'est
une sorte de rite d'expiation collective. Et plus
les drames ou les massacres sont éloignés
dans l'espace, plus facile est la sollicitude. On
aime la charité, de loin, désincarnée,
médiatisée et symbolique.
Porter assistance à une jeune
femme violentée dans le métro? C'est
une autre affaire! Venir en aide à un vieillard
sans ressources au dernier étage de son immeuble?
C'est mal commode! S'intéresser aux pauvres
de son quartier? On n'a pas le temps! La charité
rapprochée, non, merci! C'est peu gratifiant!
A moins qu'il ne s'agisse des “ restos du cour
”. Là, c'est différent: ce n'est
plus de la charité de patronage, mais de la
générosité branchée. Pensez
donc: “ saint Coluche ” comme caution,
le Gotha du monde politique et médiatique comme
comité de patronage, les subventions des administrations
et des entreprises, sans compter les caméras
de télévision!
Ce scénario n'est pas nouveau.
C'était celui du film de Jean Yanne, Tout le
monde il est beau, tout le monde il est gentil. Il
s'agissait déjà de charité médiatique
mais dans les studios imaginaires de “ Radio
plus, la radio plus près de toi, mon Dieu ”.
Hélas, ce qui faisait rire alors n'amuse plus
personne, car la réalité a dépassé
la fiction. Les acteurs ne jouent plus dans le registre
de la dérision: ils se produisent aujourd'hui
avec le sérieux des dames patronnesses d'autrefois.
Il y a plus de deux siècles
déjà, Rousseau nous mettait en garde:
“ Défiez-vous de ces cosmopolites qui
vont chercher dans leurs livres des devoirs qu'ils
dédaignent de remplir autour d'eux. Tel philosophe
aime les Tar-tares pour être dispensé
d'aimer ses voisins1. ” Lui qui abandonna ses
enfants à l'Assistance publique savait de quoi
il parlait !
Les clochards de trente ans
Tel est bien pourtant le paradoxe que nous vivons
aujourd'hui. Les ondes distillent un discours moralisateur
d'amour et de compassion, mais il s'agit d'un discours
purement générique sans effet concret
sur la situation de nos compatriotes les plus démunis.
La société socialiste
qui prétendait réduire les inégalités
de revenus les a au contraire aggravées, comme
le montre une enquête du Centre d'étude
des revenus et des coûts2. Les “ nouveaux
pauvres ” ont fait leur apparition et les marginaux
sont de plus en plus nombreux. On compte aujourd'hui
quatre cent mille Français sans abri. Il suffit
de parcourir les rues de nos villes pour constater
une augmentation inquiétante du nombre des
clochards pour la plupart âgés de moins
de trente ans.
On comprend mieux dès lors
à quoi servent ces “ shows ” de
charité médiatique. Ils satisfont la
bonne conscience collective et permettent aussi de
camoufler la faillite réelle des schémas
sociaux de l'établissement socialiste.
Car, en ce domaine également
où de profondes mutations sont en cours, le
pouvoir est en proie au désarroi. Les conceptions
classiques qu'il s'était forgées au
fil des décennies écoulées ont
totalement échoué, et le parti socialiste
qui se voulait du côté “ des faibles
et des opprimés ” se trouve aujourd'hui
du côté “ des forts et des oppresseurs
”. Et, comme ils n'ont pas de solution de rechange,
les amis de M. Mitterrand cherchent à dissimuler
derrière un étalage de bons sentiments
le fiasco de leur doctrine.
Souvenons-nous: dans l'optique socialiste,
le moteur de l'histoire était la lutte des
classes, c'est-à-dire l'exploitation des ouvriers
par les patrons. Dans notre société
contemporaine, ce schéma voyait s'affronter
trois protagonistes: d'un côté le patronat,
de l'autre les syndicats, soumis l'un et l'autre à
l'arbitrage du troisième, l'État, chargé
d'organiser la solidarité nationale. Il s'agissait
là d'une lutte des classes ritualisée,
institutionnalisée et régulée.
Aujourd'hui, cette vision ne correspond
en rien à la réalité.
Le CNPF nationalisé
Le patronat n'est plus conforme
à l'image traditionnelle qu'en donnaient ses
adversaires il y a encore quelques années.
On est loin en effet du capitalisme sauvage du XIXe
siècle ou même du début du XXe
siècle. D'ailleurs, ce patronat fait plutôt
figure aujourd'hui de succursale de l'État
! Un nombre considérable de grandes entreprises
sont désormais nationalisées et beaucoup
d'autres sont placées sous le contrôle
indirect de la puissance publique par le biais des
grandes banques nationales. Quant aux entreprises
réellement privées, la plupart d'entre
elles sont dirigées non plus par des capitaines
d'industrie venus du “ capital ”, mais
par des technocrates, grands commis de l'État
qui conservent d'innombrables liens de complicité
avec la fonction publique. M. Calvet, P.-D.G. de Peugeot,
par exemple, n'est-il pas inspecteur des Finances?
N'est-ce pas de plus en plus l'État-patron
et de moins en moins le grand capital que représente
le CNPF dont sont pratiquement exclus les seuls patrons
qui défendent réellement les intérêts
privés, c'est-à-dire les patrons des
petites et moyennes entreprises?
Les syndicats à
la baisse
Quant aux syndicats dits représentatifs,
ils ont considérablement perdu de leur influence.
Le taux de syndicalisation ne cesse en effet de diminuer.
Entre 1978 et 1986, il a été divisé
par deux, passant de 11 p. 100 à 6 p. 100 dans
le secteur privé3. Comment s'étonner
dès lors qu'ils soient souvent débordés
par leur base qui s'organise en dehors d'eux en “
coordinations ” plus ou moins spontanées,
comme ce fut le cas dans le conflit de la SNCF ou
dans celui des infirmières?
Leur légitimité aussi
est à la baisse. Sont-ils encore perçus
comme les authentiques défenseurs des ouvriers
opprimés? On peut en douter. En octobre 1988,
49 p. 100 des Français affirmaient ne pas faire
confiance aux syndicats et 56 p. 100 des salariés
estimaient qu'ils ne traduisent pas les aspirations
et les revendications des travailleurs". Paradoxalement,
leur audience est faible là où les salariés
sont le plus mal lotis et maximale dans les secteurs
socialement privilégiés. Par exemple,
les dockers, les ouvriers du Livre, fortement syndiqués,
jouissent d'avantages considérables au regard
de leurs collègues d'autres branches. Et, si
on a pu parler de privilèges de classe, sans
doute faut-il aujourd'hui évoquer les privilèges
catégoriels.
En dehors de ces bastions, les syndicats
connaissent donc des difficultés croissantes
et ne survivent plus que par le soutien massif que
leur apporte l'État. C'est ainsi qu'ils reçoivent
des subventions considérables de la puissance
publique qui leur permettent de compenser la chute
des cotisations. A titre d'exemple, le budget de 1990
leur affecte près de cinquante-neuf millions
de francs pour la seule formation de leurs cadres
et militants.
Par ailleurs, le gouvernement leur
a assuré, pour les élections professionnelles,
le maintien du monopole dont ils jouissent depuis
la fin de la guerre. Il les considère en outre
comme ses seuls interlocuteurs valables et leur procure
de nombreux postes dans toutes les instances officielles
de concertation: Conseil économique et social,
Commissariat au plan, etc. Ajoutons enfin que, sous
le régime socialiste, les partis de gauche
maintiennent une osmose totale entre les pouvoirs
publics et les organisations syndicales.
La mise en scène
sociale
Quant à l'État,
joue-t-il encore véritablement son rôle
d'arbitre? Il est de loin le premier employeur de
France puisqu'il fait travailler cinq millions et
demi de fonctionnaires et d'agents publics et para-publics,
soit un quart de la population active. Il contrôle
des pans entiers de la banque, de l'industrie et du
commerce et, par le moyen de la législation
économique et sociale, il fait la pluie et
le beau temps dans les entreprises.
Que vaut alors ce schéma d'école
hérité du marxisme: patronat contre
syndicat sous l'arbitrage de la puissance publique?
Et que vaut la solidarité censée en
résulter? Plus grand-chose en réalité,
puisque, comme nous venons de le constater, l'État
est omniprésent: il est derrière le
patronat, il est derrière les syndicats et
il définit de surcroît les règles
du jeu social. C'est lui qui tire toutes les ficelles.
Les négociations sociales se déroulent
aujourd'hui comme des pièces de théâtre
dont le metteur en scène n'est autre que l'État.
Les systèmes de protection sociale illustrent
d'ailleurs parfaitement cette parasitose du pouvoir.
La Sécurité sociale, par exemple, est
en principe gérée de façon paritaire
par les partenaires sociaux, mais qui peut encore
prétendre que ce n'est pas en réalité
le gouvernement qui mène la danse?
La lutte des classes est dépassée:
les relations sociales ne sont plus le produit des
antagonismes entre patrons et ouvriers, elles sont
entièrement dominées par l'État.
L'État bourgeois
Qu'en est-il de la deuxième
antienne des socialistes, celle de 1'exploitation
de la classe ouvrière par le patronat ”?
Certes, il subsiste aujourd'hui des
entreprises où les travailleurs ne sont pas
traités comme ils le devraient. C'est surtout
le cas des sociétés qui travaillent
en marge de la légalité, notamment celles
qui emploient des immigrés clandestins. Mais,
globalement, les lois sociales assurent aujourd'hui
aux salariés une protection bien réelle.
Quant aux basses rémunérations
et au niveau de vie insuffisant, c'est essentiellement
l'État qui en porte la responsabilité,
car c'est chez les fonctionnaires que se trouvent
souvent de nos jours les catégories de personnel
le plus mal payées. Une infirmière diplômée
d'État gagne en début de carrière
5 890 francs par mois, soit 600 francs de plus qu'un
éboueur parisien! Mais les enseignants, les
militaires sont loin, eux aussi, de recevoir une rémunération
à la hauteur de leur niveau de formation et
de leurs responsabilités. Même les cadres
de la fonction publique perçoivent un traitement
très inférieur à celui de leurs
homologues du secteur privé.
Ajoutons que c'est également
l'État qui opère des ponctions considérables
sur les salaires. Sait-on que, lorsqu'un ouvrier de
chez Peugeot gagne 6 000 francs, l'entreprise a versé
en réalité environ 11 000 francs; les
5 000 francs de différence sont entrés
directement dans les caisses de l'État ou de
ses succursales!
Le “ coolie ”
contre le Smic
Le bas niveau des salaires,
notamment ceux des ouvriers, résulte aussi
très directement de la politique d'immigration
du gouvernement. La présence massive d'étrangers
en France, où le taux de chômage est
élevé, tire les revenus vers le bas.
Ainsi, comment augmenter le Smic quand un “
coolie ” pakistanais se “ loue ”
50 francs la journée au confectionneur du Sentier?
Par ailleurs, l'existence d'une main-d'oeuvre
étrangère nombreuse, peu formée
mais bon marché, a dissuadé dans le
passé beaucoup d'entreprises de se moderniser
et de s'automatiser. Prisonnières des contraintes
étatiques, celles-ci préféraient
évidemment employer des travailleurs peu payés
plutôt qu'investir dans des machines coûteuses.
Ainsi, les postes de travail n'ont pas été
revalorises par une productivité accrue et
les cols bleus n'ont pas pu bénéficier
comme en Allemagne de salaires plus élevés.
Notons enfin que les petits commerçants,
les artisans, voire les petites entreprises, subissent
de la part de l'État des ponctions fiscales
et sociales souvent disproportionnées avec
leurs gains et qui ne leur laissent pour vivre que
des revenus médiocres.
La classe ouvrière est-elle
encore exploitée par le grand patronat? Là
n'est plus la question. L'État est désormais
le principal responsable des bas salaires.
Le peuple et la nomenklatura
Le paysage social a donc subi une très profonde
mutation. Les clivages anciens ont disparu, tandis
que se dessinaient de nouveaux antagonismes.
La bourgeoisie mythique, honnie et
vilipendée par les marxistes, n'existe plus
en tant que réalité sociale. Et s'il
fallait désigner aujourd'hui une nouvelle classe
d' exploiteurs ”, ce serait d'abord celle des
nornenklaturistes de l'établissement. Ceux
qui gouvernent l'État et qui sont donc les
responsables directs de la mauvaise situation sociale,
ceux qui ont confisqué le pouvoir et qui en
jouissent et en abusent sans vergogne. Ceux qui cumulent
les rémunérations de différentes
fonctions para-étatiques plus ou moins honorifiques.
Ceux qui, comme nous l'avons vu, pratiquent le trafic
d'influence et vivent de prébendes.
Paradoxalement, la situation de la
France est plus proche, toute proportion gardée,
de celle des pays de l'Est que de celle qu'elle connaissait
au siècle dernier. Le clivage ne se situe plus
entre une classe ouvrière et une classe de
capitalistes bourgeois. Il est entre le peuple et
la nomenklatura.
Liberté, égalité,
solidarité
On comprend dès lors
la gêne des socialistes: non seulement leurs
anciens schémas n'ont plus cours mais, comme
maîtres de l'État, ils sont désormais
les principaux responsables du sort médiocre
de nos concitoyens les plus démunis. Ils continuent
d'afficher à la porte de leur fonds de commerce:
“ restaurant populaire ”, mais à
l'intérieur on peut lire sur un écriteau:
“ cuisine bourgeoise ”. Il n'est pas étonnant,
dans ces conditions, qu'ils cherchent à camoufler
cette faillite derrière des incantations médiatisées:
“ Puisque la réalité est déplaisante,
réfugions-nous dans l'imaginaire et lançons
au peuple déçu un nouveau mythe sauveur,
celui de la solidarité. ”
Solidarité! Mot magique devenu
l'alpha et l'oméga social de l'établissement.
Il alimente les discours de la gauche comme ceux de
la pseudo-droite. Il englobe tout, aussi bien la charité-business
que la Sécurité sociale.
C'est au nom de la solidarité
que sont organisés les happenings télévisés
de bons sentiments: “ Solidarité avec
les boat-people ”; “ Chacun se doit de
faire un effort de solidarité ”; “
Nous sommes solidaires de tous ceux qui souffrent.
” M. Chirac, toujours dans la course, utilise
abondamment le terme: “ Liberté, redressement,
solidarité5, ” sont les trois mots clefs
de son bilan gouvernemental. Même M. Barre parle
de “ société ouverte fon-dée
sur la liberté et la solidarité ”.
Quant à M. Mitterrand, il fait de la solidarité
“ une perspective essentielle pour les années
qui viennent6 ”. Mme Georgina Dufoix, lorsqu'elle
était “ministre des Affaires sociales
et de la Solidarité nationale ”, est
revenue maintes et maintes fois sur le sujet: “
La protection collective est fondée sur la
solidarité ”, “ le système
de pension par répartition est l'expression
la plus naturelle de la solidarité ”,
“ en matière de santé, l'effort
de solidarité est nécessaire7”.
Pour les socialistes, la solidarité
supplante la fraternité. Soit. Et tant pis
pour la devise de la République. N'est-ce pas
Mme Georgina Dufoix, encore et toujours, qui, en 1985,
la recomposait ainsi: “ Droits de l'homme, droits
de la femme, justice, liberté, égalité,
solidarité8”? Saris doute s'inspirait-elle
de la Commune de Paris qui avait choisi la formule:
“Liberté, égalité, solidarité
”.
Les professionnels de
la solidarité
La solidarité, devenue
propriété de la gauche, prend la forme
d'une charité obligatoire et collective.
Elle présente l'avantage éminent
de soulager les consciences sans exiger pour autant
effort ou engagement personnel. Rien à voir
avec la charité, considérée comme
réactionnaire et ringarde. Alain Touraine le
précise bien: “Les actes de solidarité
tendent à se dégrader en oeuvres de
charité; il faut constamment que leur intention
soit sauvée, ce qui ne peut être fait
que si l'ensemble de la société prend
en charge le coût des initiatives prises par
des groupes toujours restreints9. ”
Là réside le secret
de la méthode socialiste. Pour qu'une initiative
d'entraide ne coure pas le risque de se “ dégrader
”, il convient qu'elle soit le fruit d'une démarche
collective. Seules sont moralement légitimes
les actions sociales financées par des prélèvements
obligatoires et diligentées par les collectivités
publiques! Ainsi chacun n'a plus à se soucier
de ses proches autrement qu'en pleurant devant la
télévision et naturellement en soutenant
le parti socialiste, promoteur du système.
En raccourci, être solidaire, c'est tout simplement
être un “fan ” télévisuel
de M. Kouchner et une “ groupie ” électorale
de M. Mitterrand.
Comment ne pas comprendre que cette
conception correspond à une profonde régression
morale? Ce système renforce en effet l'égoïsme
et le narcissisme de l'individu qui est déchargé
de tout souci de l'autre et délivré
du geste de donner et de l'effort d'aider. La charité
devient affaire de professionnels: la Sécurité
sociale et les “ entrepreneurs de solidarité”
chers à M. Maihuret.
Chacun pour soi, l'État
pour tous
Inutile de vous soucier de votre
prochain, l'État le fera pour vous, selon la
formule de Philippe Beneton: “ Chacun pour soi
et l'État pour tous" ”. Or, comme
l'écrit Raymond Polin, “l'appel frénétique
et passionnel à la notion morale de solidarité
et à l'idéologie de la justice sociale
ne relève pas seulement d'un sophisme purement
démagogique, il cache un étrange vice
intérieur. En fait, en généralisant
indûment la vertu de solidarité, en reportant
sur autrui, sur l'ensemble et finalement sur l'État...
l'élan de pitié, de générosité,
l'amour du prochain, le devoir individuel d'humanité,
les propagandistes de la solidarité et de la
justice sociale se délivrent à bon marché
d'une obligation toute morale, d'une charge toute
privée et s'en débarrassent au moindre
coût pour eux et à grands frais imposés
par eux à la collectivité, c'est-à-dire
aux autres12 ”.
Alors que la fraternité est
avant tout un devoir envers ses proches, la solidarité
se définit de plus en plus comme un droit.
“ Les familles de ce pays ont droit à
notre solidarité13 ”, disait Georgina
Dufoix Mais ces droits pour les uns vont de pair avec
des obligations pour les autres: la solidarité
socialiste conduit à la contrainte. En réalité,
on ne peut pas plus choisir d'être solidaire
que décider avec qui on le sera. C'est ce qui
faisait dire à Barrès: “ Il n'y
a pas un mot dont j'aie plus horreur que solidarité.
Quelle immense blague! Mais je ne veux pas être
solidaire! ”
Aussi la solidarité dans notre
pays a-t-elle besoin pour fonctionner d'une énorme
machine bureaucratique, car la redistribution des
revenus est bien entendu le moyen privilégié
de sa mise en oeuvre. Lorsqu'en 1984 la même
Mme Dufoix affirmait que “ la justice sociale
demande toujours plus de solidarité14 ”,
elle voulait dire en réalité “
toujours plus de prélèvements obligatoires
”... Ainsi vont les grands principes !
L'égalité
panacée
Si l'idéologie de la
solidarité se révèle dans ses
fondements une expression moralement dégénérée
de la fraternité, elle l'est aussi dans ses
objectifs. Car les socialistes ne lui en assignent
qu'un seul: l'égalité. Non pas seulement
l'égalité des droits ou l'égalité
des chances, que d'ailleurs personne ne conteste,
mais tout bonnement l'égalité des situations,
selon la formule de Proudhon: “ L'égalité
des conditions, voilà le principe des sociétés,
la solidarité universelle, voilà la
sanction de cette loi 15” Pour les idéologues
de la solidarité, il n'est qu'une façon
de créer une société fraternelle,
c'est de rendre les hommes égaux. Plus grande
serait l'égalité, plus forte serait
la fraternité !
Et, pour parvenir à ce résultat,
ils n'ont qu'un mot d'ordre: partager, c'est-à-dire
organiser la redistribution obligatoire des revenus.
“ Il n'y a pas de solidarité sans partage
”, explique Alain Touraine 16”. Quant
à M. Mitterrand, il établit une équivalence
entre “ la loi de la solidarité sociale,
économique, culturelle ” et “ la
loi de l'honnête partage17 ”. Ainsi, la
boucle est bouclée et la solidarité
ne vise plus qu'à niveler les situations personnelles
au moyen du partage autoritaire et collectif des revenus.
L'égalité, voilà la panacée
!
Pour l'idéologie de la solidarité,
l'unité du corps social est d'autant plus grande
que la société est éprise de
l'idéal égalitaire. A l'inverse, l'inégalité
sociale est considérée comme responsable
de tous les vices sociaux et personnels et en premier
lieu de l'égoïsme. Mais plus les idéologies
de la solidarité deviennent obsessionnelles,
moins la société s'affirme fraternelle.
Jamais, sans doute, l'arsenal des
mesures de la solidarité socialiste n'aura
connu un tel déploiement dans notre pays. Mais
la cohésion sociale et le sentiment communautaire
en ont-ils été corrélativement
renforcés? Nous l'avons vu, c'est le contraire
qui s'est produit: la société s'est
atomisée, le sentiment d'isolement des Français
s'est accru, le peuple s'est métamorphosé
en une “ foule solitaire ”.
Doit-on s'en étonner? Le discours
sur l'égalité ne peut pas créer
une société fraternelle, car les inégalités
sont inévitables. Dire qu'elles sont illégitimes
contribue seulement à développer l'envie
et le ressentiment.
L'injustice du cent
mètres
Les différences existent
partout dans la nature, c'est irréfutable.
Réunissez quelques hommes pris au hasard, demandez-leur
de s'aligner et faites-leur courir un cent mètres.
L'un d'entre eux arrivera le premier, un autre le
dernier. Terrible inégalité! Vous pourrez
alléguer qu'ils n'ont pas tous le même
âge ni le même entraînement. Inutile:
les compétitions sportives nous enseignent
tous les dimanches que les hommes sont naturellement
inégaux. Terrible injustice peut-être,
mais source de richesse et réalité irréductible.
Il faut cependant veiller à
ne pas introduire dans cette simple donnée
de la nature le moindre jugement éthique. Les
hommes ont des talents et des dons inégaux
que la société ne peut niveler. Mais
vouloir, comme dans le Meilleur des mondes d'Aldous
Huxley, classer les hommes en catégories hiérarchisées
n'a pas de sens. Les êtres humains sont d'essence
transcendante et chacun dans sa globalité est
inclassable. D'ailleurs, si l'on peut comparer les
individus pour le saut en hauteur ou pour leur performance
au test du QI, pour la mémoire ou l'endurance
à la marche à pied, comment les classer
sur le critère de la générosité
ou du courage, et, surtout, comment agréger
tous ces facteurs pour établir une hiérarchie
globale entre les personnes? C'est impossible: chaque
homme reste unique et incomparable.
Pour autant, refuser les inégalités,
comme le font les idéologues de gauche, et
persister à croire que la société
peut et doit gommer les différences naturelles,
c'est retourner à la fin du XXe siècle,
à un obscurantisme digne des temps les plus
reculés. Certes, “ le terme d'inégalité
a l'inconvénient d'exprimer un jugement de
valeur et contient quelque chose de péjoratif
qui choque certaines personnes, remarque Pierre-Paul
Grassé. Mais, poursuit-il, disparités,
dissemblances, inégalités désignent
à des nuances près le même état.
Les hommes naissent différents les uns des
autres par leurs caractères corporels et fonctionnels,
par leur intellect et leur sensibilité. Aller
contre cette vérité de fait est soit
une erreur, soit un acte de mauvaise foi 18”
L'envie et le ressentiment
Le discours sur la solidarité qui s'en prend
aux inégalités de situation conduit
donc à déclarer injuste ce qui est naturel
et suscite ainsi un sentiment pénible de frustration.
Cette idéologie donne en effet à celui
qui possède moins que son voisin l'impression
qu'il est spolié par ce dernier. De là
à désirer les biens de l'autre, voire
à souhaiter qu'il ne puisse plus en jouir si
lui-même continue d'en être privé,
il n'y a qu'un pas, celui du ressentiment. Comme le
dit Maurice Boudot, “ l'envie naît de
l'illusion que c'est la possession d'un bien par autrui
qui m'en prive, jointe à mon impuissance à
acquérir ce bien ”. En attisant la jalousie,
le discours sur la solidarité prend le risque
de provoquer des déséquilibres et des
fractures au sein de la société. On
est loin de la fraternité sociale!
En outre, l'égalitarisme -
le phénomène est maintenant bien connu
- engendre l'injustice et l'inefficacité sociale.
Lorsque le travailleur et le paresseux, l'entrepreneur
et le parasite, le doué et le médiocre,
celui qui sait et celui qui ne sait pas sont traités
de la même façon, lorsque les hommes,
quels que soient leurs mérites et leurs talents,
reçoivent tous la même rétribution
et ont tous droit à la même considération,
lorsqu'une récompense identique est accordée
à des résultats inégaux, une
seule question se pose: à quoi bon entreprendre,
créer et prendre des risques?
Dès lors, la solidarité
ainsi entendue ne peut prétendre favoriser
la cohésion sociale. Elle tend au contraire
à détruire les communautés et
se rattache donc aux idéologies de déracinement.
“ Aime ton prochain
”
Pour éviter les effets
pervers de la solidarité, il convient de renouer
avec le principe fondateur de fraternité. Encore
faut-il être conscient que ce dernier ne peut
s'épanouir en dehors du cadre communautaire.
La fraternité, selon Littré,
se définit comme la parenté entre frères
et sours, et elle est, par extension, “ la liaison
étroite de ceux qui, sans être frères,
se traitent comme frères ”. D'emblée,
la fraternité établit donc un lien de
proximité: on ne peut manifester de sentiments
fraternels qu'envers ceux dont on se sent proche.
Les sciences de la vie, comme l'éthologie ou
l'analyse sociobiologique de l'altruisme, montrent
qu'à la racine du comportement amical ou fraternel
se trouve en général la perception d'une
parenté. Les sentiments altruistes sont d'autant
plus forts qu'ils s'expriment à l'égard
d'un être avec qui l'on est lié. L'enseignement
de l'Évangile nous le confirme: “ Aime
ton prochain ”, disait le Christ.
La fraternité ne peut donc
exister en dehors de la communauté. Encore
faut-il, pour assurer son épanouissement, que
celle-ci soit soudée par une identité
s'appuyant sur des valeurs fortes et qu'elle soit
animée par la conscience d'un destin commun.
Une société mutualiste ne peut pas donner
naissance à une véritable communauté
et il est clair que, si la nation existe, ce n'est
pas en vertu d'un hypothétique contrat social.
Une communauté peut reposer sur les liens de
la parenté -c'est le cas de la famille - ou
être l'expression d'un combat commun - c'est
celui de l'armée en campagne. Elle peut aussi
s'établir autour d'une même foi. Est-ce
un hasard si l'on parle de fraternité d'armes
ou de fraternité monastique aussi bien que
de fraternité nationale? La mémoire
et les traditions culturelles sont également
nécessaires pour que s'élabore cette
identité commune. Une communauté ne
se crée pas en un jour. Elle doit se forger
et se façonner au fil du temps, des épreuves
et des longues et mutuelles fidélités.
La fraternité se développe naturellement
sur ce terreau.
Affaiblissement de notre identité,
perte du sentiment d'un destin partagé: autant
de raisons qui expliquent que la fraternité
déserte aujourd'hui notre pays. Tout se tient
et, en ce domaine aussi, les entreprises de déracinement
ont rempli leur mission destructrice. Notons d'ailleurs
que l'idéologie de la lutte des classes a pris
naissance au XIXe siècle, au moment même
où l'exode rural coupait des générations
entières de Français de leurs racines
communautaires traditionnelles.
La solidarité obligatoire et
collective est l'enfant naturel du marxisme et du
cosmopolitisme. Pour faire renaître la fraternité,
il faut une fois encore défendre et vivifier
les communautés qui fondent notre identité,
à commencer par la communauté nationale.
Je préfère
mes frères
La fraternité, contrairement
à la solidarité, ne peut donc être
universelle. Elle ne peut exister si ne s'établit
pas une distinction, une hiérarchie naturelle
entre ceux qui appartiennent à la communauté
et les autres. La fraternité implique le sentiment
de préférence: “Parmi tous les
hommes, je préfère mes frères,
c'est vers eux que se tourneront d'abord mes sentiments
altruistes, c'est à eux qu'iront en priorité
ma sollicitude et mon aide. ” Quoi de plus naturel?
Cette préférence est même un devoir.
Comment jugerait-on un homme qui, en cas de catastrophe,
ne porterait pas d'abord secours aux membres de sa
famille?
Et ce qui est vrai de la cellule familiale
l'est aussi de la nation. Le principe de la préférence
nationale s'analyse donc comme l'expression privilégiée
de la fraternité entre concitoyens. Comment
peut-on l'assimiler à une forme de xénophobie,
voire au racisme?
En refusant d'affirmer cette légitime
préférence pour son prochain, l'établissement
révèle à quel point la notion
de communauté lui est devenue étrangère:
il a perdu le sens de ses devoirs vis-à-vis
de ses compatriotes.
Rousseau pour la préférence
nationale
Ceux qui militent aujourd'hui
pour l'introduction de la préférence
nationale dans les lois de la République sont
loin de faire œuvre de pionniers.
Au plan doctrinal, même Rousseau,
que l'intelligentsia ne range pourtant pas dans notre
camp, avait compris, déjà à son
époque, que cette préférence
est un sentiment naturel et légitime: “
Voulons-nous que les peuples soient vertueux? Commençons
par leur faire aimer la patrie: mais comment l'aimeront-ils,
si la patrie n'est rien de plus pour eux que pour
les étrangers et qu'elle ne leur accorde que
ce qu'elle ne peut refuser à personne 19? ”
En période de chômage,
n'est-il pas naturel de réserver en priorité
les postes de travail disponibles aux membres de la
communauté nationale? D'ailleurs, la priorité
d'emploi pour les Français avait été
instituée dans notre pays par une loi votée
en 1932 par les socialistes, à l'initiative
de l'un des leurs, le député Salengro.
Que faut-il en conclure? Que les hommes de gauche
d'alors, M. Blum en tête, étaient xénophobes
et racistes ou que les socialistes d'aujourd'hui ont,
par passion xénophile, perdu le sens de la
communauté et de la fraternité?
Plus récemment, les rédacteurs
du Traité de Rome eux-mêmes n'ont pas
hésité à prendre en compte cette
réalité fondamentale. C'est ainsi que
l'acte constitutif de la CEE prévoit le principe
de la “ préférence communautaire
”, pendant européen du principe de la
préférence nationale à l'échelle
de la France. Certes, ce principe n'a guère
été respecté au cours de la dernière
décennie, mais ce qui était naturel
et fécond en 1958 ne le serait-il plus aujourd'hui?
Marx est mort
La fraternité est donc l'expression des liens
naturels de préférence entre les membres
d'une même communauté. A ce titre, elle
devrait devenir le fondement de toute politique sociale.
La solidarité socialiste renvoie
à la société d'assistance et
à l'objectif égalitaire. Au contraire,
la fraternité, qui exprime les relations privilégiées
entre proches, renvoie à une communauté
enracinée où chacun trouve sa place
en accord avec ses talents et ses potentialités.
L'une, qui pousse à l'égoïsme et
à l'indifférence envers autrui, est
ressentie comme un droit. L'autre, qui exige l'entraide
et le don de soi, est vécue comme un devoir.
L'une détruit les communautés, l'autre
les renforce.
Marx est mort, et un grand espoir
se lève, celui de fonder les rapports sociaux
non plus sur la haine et le ressentiment entre classes
ennemies, mais sur la concorde et l'harmonie au sein
d'une communauté nationale rénovée.
Tel est le défi de la fraternité.
1. Jean-Jacques Rousseau, Émue
ou de l'Éducation, Pléiade, t. IV, Gallimard.
2. “ Les Français et
leurs revenus: le tournant des années quatrevingt
”. Rapport du CERC. Documentation française,
3 trimestre 1989.
3. Gestion sociale, 23 décembre
1988, n° 210 / n° 612.
4. Liaisons sociales, mensuel, n°
33, novembre 1988.
5. Bulletin quotidien, 17 février 1988.
6. Bulletin quotidien, 18 février
1988.
7. Le Monde, 16 avril 1987.
8. Georgina Dufoix, discours à
l'Assemblée nationale, 13 décembre 1984.
9. Georgina Dufoix, intervention à
l'Assemblée nationale, 6 juin 1985.
10. Le Monde, 24 février 1988.
11. Le Figaro-Magazine, 15 décembre
1984.
12. Claude et Raymond Polin, le Libéralisme,
La Table Ronde, 1984.
13. Discours à l'Assemblée
nationale, 13 décembre 1984.
14. Georgina Dufoix, op. cit.
15. Pierre Ansart, Proudhon, textes
et débats, Hachette, 1984.
16. Alain Touraine, art. cit.
17. Le Monde, 16 avril 1987.
18. Pierre-Paul Grassé, la
Défaite de l'amour, Albin Miche!, 1976.
19. Jean-Jacques Rousseau, article
“ Économie politique ”, l'Encyclopédie,
1755.