Le chagrin et l'espérance
Sommaire :
Prologue: Pour tourner la page
Chapitre
1: Le précédent inacceptable
Chapitre
2: Les dérives suicidaires
Chapitre
3: La purge à tout prix
Chapitre
4: Le sursaut salvateur
Chapitre
5: L'épreuve nécessaire
Chapitre
6: Le nouveau départ
Chapitre 1
Le précédent inacceptable
De l'université d'été de Toulon à la nomination du directeur de la campagne européenne
Bruno
Mégret, il y a six mois, vous étiez le numéro deux d'un
Front national à 15 %. Mais, en quelques mois, tout a
basculé. Certains pensent que vous avez tout perdu. Avez-vous
aujourd'hui des regrets ?
Non, je n'ai pas de regrets ou, plutôt, pas de remords.
Bien sûr, je regrette la crise qui a affecté le courant
national et que, personnellement, j'ai ressentie comme
une tragédie. Ces bouleversements, je le sais, ont constitué
un drame politique mais aussi sentimental pour tous ceux
qui les ont vécus, car ils se sont produits au sein d'une
véritable famille dont je me sentais partie prenante.
Je partage donc la déception et la peine des militants
qui ont craint de voir le fruit d'une longue période de
combat partir en fumée. Mais, justement, ce qui m'a guidé
tout au long de ces mois difficiles, c'est le respect
de ces mêmes militants et des sacrifices immenses qu'ils
ont consentis au cours des années passées. Je crois pour
ma part avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour
permettre à nos idées de survivre à cette crise et à notre
combat d'en sortir rénové, libéré des entraves lepénistes.
J'ai le sentiment d'avoir accompli mon devoir. Voilà pourquoi
je n'ai aucun remords.
Et votre situation personnelle ?
Je dois vous dire que ce n'est pas elle qui me soucie.
Car je crois que si l'on ne s'intéresse qu'à sa carrière,
on ne peut rien entreprendre de grand pour son pays. Lors
des troubles que nous avons connus, je n'ai été préoccupé
que par la défense de notre idéal. A mes yeux, les choses
étaient claires : si nous laissions faire Le Pen, le Front
national entrait dans une régression inéluctable. Car,
pour lui, notre mouvement était devenu un instrument qui
ne devait plus servir au triomphe de nos idées, mais dont
il devait pouvoir user à sa guise, au gré de ses intérêts
personnels et même de son humeur. Et cela, nous ne pouvions
l'accepter, car, pour nous, au contraire, le Front était
au service de notre idéal et de sa victoire à venir.
Et il faut comprendre que, si nous n'avions pas réagi
face aux menées de son chef, le FN serait tout aussi affaibli
que l'est aujourd'hui l'organisation résiduelle qui l'entoure.
Avec cette différence capitale que le Mouvement national
républicain n'existerait pas pour assurer la relève et
l'avenir de notre combat.
Avec le recul, est-ce que vous ne regrettez pas d'avoir
critiqué la volonté de Jean-Marie Le Pen de présenter
son épouse Jany aux élections européennes ? Est-ce qu'un
désaccord sur la tête de liste valait l'éclatement du
Front national ?
Il est évident que la désignation de la tête de liste
pour les élections européennes ne valait pas une crise
majeure au sein du FN. Mais là n'était pas le véritable
enjeu de cette candidature. En réalité, le problème qui
s'est posé, c'est que, pour la première fois, Le Pen s'apprêtait
à prendre ouvertement une décision contraire à l'intérêt
du mouvement dans le seul but de préserver ses propres
avantages. Et ce précédent jetait une ombre menaçante
sur l'avenir du mouvement, car il aurait ouvert la voie
à d'autres décisions du même genre qui auraient progressivement
détruit celui-ci. En septembre 1998, le Front national
se trouvait donc à la croisée des chemins : s'il acceptait
cette décision sans protester, il s'engageait sur la voie
de la régression. C'est ce précédent qu'il ne fallait
pas laisser s'établir.
Sur le fond, que reprochiez-vous de si grave à Jany
Le Pen ?
Soyons clair ! Je ne reprochais absolument rien à
Jany Le Pen qui d'ailleurs émettait elle-même les plus
grandes réserves quant à sa capacité à assumer la mission
que voulait lui confier son mari1. Mais, quelle que soit
l'amitié que je lui portais, je n'en étais pas moins persuadé
que sa candidature était dommageable pour le Front national.
L'élection européenne est une élection difficile qui méritait
à mon sens que nous présentions une tête de liste rompue
à la dialectique politique, et non pas une novice, aussi
sympathique soit-elle. Mme Le Pen aurait été incapable
de soutenir le moindre débat télévisé, si bien que nous
aurions été amenés, soit à ne pas y participer, soit à
y être ridiculisés, ce qui pour un mouvement de l'importance
du Front national était vraiment impensable.
Mais vous avez pourtant vous-même présenté votre épouse
à Vitrolles pour répliquer à votre invalidation ?
Je ne crois pas que les deux situations soient comparables.
La France n'est pas une commune. Dans une campagne municipale,
il s'agit, comme l'a d'ailleurs fait mon épouse, d'aller
de porte en porte, d'établir un contact direct avec les
habitants. Cela n'a rien à voir avec une campagne d'ampleur
nationale comme les européennes qui exige la tenue de
grands meetings et la participation à des émissions de
radio et de télévision. Dans une campagne municipale,
il faut animer une équipe de quelques dizaines de militants,
alors que, dans une campagne nationale, c'est tout un
mouvement qu'il faut dynamiser et entraîner. De surcroît,
mon épouse n'a pris la place de personne. Elle avait l'accord
de tous. Et, si j'avais été invalidé pour des élections
plus importantes comme les régionales, il ne me serait
jamais venu à l'idée d'imposer mon épouse comme candidate
tête de liste dans les Bouches-du-Rhône à la place d'élus
aguerris tels que Marie-Claude Roussel, Daniel Simonpieri
ou Damien Bariller.
Pourtant, vous ne vous êtes pas contenté d'émettre
des réserves sur Mme Le Pen comme tête de liste. Vous
avez également posé votre propre candidature. Vous plaidiez
donc aussi pour votre promotion ?
Mais non, pas du tout ! Franchement, mon souci n'était
pas alors de travailler à ma promotion. Si tel avait été
le cas, mon intérêt aurait été de me taire ou d'approuver
béatement le projet de Le Pen. Je ne suis pas naïf et
je savais qu'il me reprocherait longtemps de m'être opposé
à son idée. Si d'aventure il me restait une chance d'être
tête de liste ou même second, alors mes prises de position
les ruinaient définitivement. Ce n'est donc pas par ambition
personnelle que j'ai fait cette déclaration. D'autres,
qui feignaient de trouver l'idée de "Jany" vraiment épatante,
ne se privaient pas de la critiquer en privé. Mais, en
bons courtisans, ils savaient que leurs louanges étaient
le prix à payer pour rester député européen ou pour le
devenir. Telle n'est pas ma conception de la politique.
C'est pourquoi j'ai dit ce que j'avais à dire, dans l'intérêt
du mouvement et aussi pour me faire l'interprète de la
vague de protestation qui montait de la base. L'immense
majorité des militants trouvait la candidature de Mme
Le Pen inadaptée et ne se privait pas de le faire savoir,
certains allant jusqu'à menacer de déchirer leur carte
si elle se confirmait.
Face à ces critiques, quels arguments Jean-Marie Le
Pen avançait-il pour justifier la candidature de sa femme
?
Le Pen prétendait pour sa part faire de son épouse le
symbole de l'injustice qui le frappait. Comme vous le
savez, il était alors sous le coup d'une condamnation
à deux ans d'inéligibilité prononcée en première instance
par le tribunal de Versailles, à la suite des incidents
qui avaient eu lieu à Mantes durant la campagne des élections
législatives de 1997. Venu soutenir sa fille Marie-Caroline,
candidate du Front national, Le Pen s'était retrouvé en
butte à une troupe de manifestants de Ras-l'-Front, menée
par le maire socialiste de Mantes-la-Ville, Mme Peulvast-Bergeal.
Il s'agissait d'un véritable traquenard, tendu par des
nervis, auquel tout candidat du Front a l'habitude d'être
confronté. Poursuivi au motif qu'il aurait molesté l'élue
socialiste, ce qui est parfaitement mensonger, il avait
été scandaleusement condamné à deux ans d'inéligibilité.
Et Jean-Marie Le Pen souhaitait faire de la campagne
européenne une occasion de protester contre cette condamnation
?
Oui, il pensait que sa condamnation pourrait susciter
une vive émotion populaire qui provoquerait une vague
de vote en faveur de son épouse. C'est ce qu'il a répété
bien plus tard lors de son discours à la fête des BBR
: "Jany saura cristalliser l'indignation des Français2."
Mais cette stratégie était en réalité totalement illusoire.
Quel que soit en effet le caractère injuste de sa condamnation,
toutes les images de violence qui avaient été montrées
à cette occasion - et dont l'adversaire n'aurait pas manqué
de faire une nouvelle exploitation pendant la campagne
- faisaient apparaître la décision du tribunal comme légitime
aux yeux de nombreux Français. Même parmi les mieux disposés
à son égard, certains soulignaient, à juste titre, que
rien n'obligeait Le Pen à se jeter lui-même dans la mêlée
et qu'une fois de plus, il avait donné des verges pour
se faire battre. Les affaires judiciaires à répétition
dont il était l'objet avaient fini par créer, jusque dans
les rangs du Front national, un effet de lassitude qu'il
aurait été bien imprudent de ne pas prendre en compte,
mais que Le Pen se montrait incapable d'appréhender.
Si bien que le Front national a organisé, avant même
les européennes, une campagne de protestation contre cette
condamnation ?
Effectivement. Le Pen et son gendre, Maréchal, ont lancé
une campagne de grande ampleur sur ce sujet. Deux manifestations
successives ont été organisées à Versailles, les militants
étant invités à venir en car de toute la France. Mais,
en dépit des moyens considérables mis en œuvre, le résultat
de cette démonstration a été des plus relatifs. Le Pen
lui-même s'en est d'ailleurs rendu compte puisque, pour
l'organisation d'un collage national d'affiches sur ce
thème, il a été demandé aux secrétaires départementaux
de se faire prendre en photo, le pot de colle et le balai
à la main, pour bien prouver qu'ils y avaient participé.
Comme me le confiait alors un élu passablement excédé,
"notre slogan n'était plus Le Pen défend les Français,
mais le FN défend Le Pen !"
Il s'agissait en effet d'une dérive particulièrement grave
puisque le mouvement finissait par se battre, non plus
pour ses idées, mais pour défendre son président dans
les affaires judiciaires qui s'accumulaient sur sa tête
et qu'il avait souvent lui-même provoquées. En agissant
de la sorte, le FN cessait d'être un parti politique pour
devenir un simple syndicat de défense des intérêts de
Le Pen et de sa famille. N'est-il d'ailleurs pas extrêmement
révélateur que, dans les derniers mois précédant la crise,
le Front national se soit mobilisé deux fois à Versailles
pour soutenir Le Pen, mais qu'il ait été absent des manifestations
organisées dans cette ville pour protester contre la modification
de la Constitution exigée par le traité d'Amsterdam ?
La perspective de voir notre pays privé de sa souveraineté
devenait donc pour le FN moins importante que le procès
de Le Pen !
N'avez-vous pas éprouvé aussi un certain dépit de ne
pas apparaître aux yeux de Jean-Marie Le Pen comme son
remplaçant naturel ?
Sincèrement, je pense que ma candidature était à la fois
légitime et naturelle. En effet, dès lors que Le Pen est
empêché d'être candidat, comment justifier que seule son
épouse soit présentée comme capable de le remplacer ?
Cela revenait à admettre implicitement que Le Pen était
un homme seul et le Front national une sorte de groupuscule
de nature familiale dépourvu de cadres de valeur. Mais,
à vrai dire, la réaction de Le Pen ne m'a pas étonné parce
que, dans toute cette affaire, il n'avait en réalité qu'une
préoccupation : éviter que je ne conduise la liste car
cela aurait renforcé ma notoriété, et cela il ne pouvait
le supporter.
Dans une interview qu'il a donnée au Figaro le 20 juillet
1998, le journaliste lui demandait s'il n'existait pas
aussi des arguments en faveur de ma candidature. Et Le
Pen de répondre : "Si on choisit quelqu'un d'autre qu'un
membre de ma famille, beaucoup peuvent y prétendre dans
notre parti3." M. Le Pen révèle là, a contrario, le fond
de sa pensée. Il sait que, parmi les membres du Front
national, ma candidature est la plus naturelle. Mais comme
cette idée lui est insupportable, il change d'optique
et se place dans une logique familiale. Voilà la vraie
raison de la candidature de Mme Le Pen : mettre en œuvre
la stratégie dite du TSM, "Tout Sauf Mégret !"
Est-ce qu'en contestant la candidature de Mme Le Pen,
vous n'êtes pas tombé dans un piège tendu par Jean-Marie
Le Pen ? En d'autres termes, ne lui avez-vous pas offert
l'occasion qu'il attendait pour vous sanctionner ?
(Silence.) Certains le disaient, mais je crois qu'en l'affirmant,
ils essayaient surtout de trouver une explication valorisante
à une idée aberrante. Je me suis aussi posé la question,
mais je vous ai déjà dit que ce n'est pas mon intérêt
personnel qui m'a guidé dans ma réaction, sinon, en effet,
je serais resté coi. En tout cas, piège ou non, la candidature
de Mme Le Pen a été une erreur politique majeure de la
part de Le Pen. Rendre publique l'hypothèse d'une candidature
de son épouse avant même que les juges ne se prononcent
en seconde instance sur l'affaire de Mantes-la-Jolie,
c'était se comporter comme un homme condamné d'avance.
Et c'était surtout, comme la suite l'a montré, s'affaiblir
politiquement en se discréditant aux yeux de ses militants.
C'est la raison pour laquelle je lui avais conseillé de
tenir secrète sa riposte jusqu'à une éventuelle inéligibilité
définitive, comme je l'avais fait moi-même avec mon épouse
à Vitrolles. Mais, comme chacun sait, il ne m'a pas écouté.
Mais, dans ces conditions, pourquoi vous être prononcé
publiquement sur cette question en donnant une interview
au journal le Parisien ?
Alors, là, je vous arrête tout de suite. Ce n'est pas
moi, mais Le Pen qui a lancé le débat dans la presse.
A tel point que j'ai appris moi-même la candidature de
son épouse, non de la bouche de Le Pen, mais par les médias
! Sur le fond, j'étais bien entendu favorable à ce que
le secret en soit gardé. Mais, au lieu de conserver son
idée pour lui, Le Pen a commencé à en parler, notamment
lors d'une réunion tenue à Nantes le 14 juin 19984. Pour
la petite histoire, il faut savoir qu'à l'issue de ce
meeting, les journalistes n'avaient pas repris cette révélation.
Et c'est M. Maréchal qui aurait été chargé de la relancer
sous forme de confidence jusqu'à ce qu'enfin elle soit
imprimée. A partir de là, comme il le souhaitait, l'information
a commencé à faire son chemin dans les médias.
Je dois dire qu'à l'époque, je n'accordais à ces rumeurs
journalistiques qu'un crédit relatif tant l'idée me paraissait
absurde. C'est pourquoi, lorsque les journalistes me sollicitaient
sur le sujet - et vous pensez bien qu'ils ne s'en sont
pas privés -, je me contentais de répondre que la question
n'était pas d'actualité. Ce qui était parfaitement exact
puisque la Cour d'appel de Versailles ne devait rendre
son jugement qu'en novembre. Rien n'obligeait donc Le
Pen à en parler. Et surtout pas à la presse ! Mais, en
réalité, je crois qu'il voulait tous nous mettre devant
le fait accompli.
Vous voulez dire que Jean-Marie Le Pen ne vous a pas
consulté en privé sur cette idée ?
La première fois que Le Pen nous a parlé de son projet,
c'était lors d'un bureau exécutif qui se tenait à Montretout
le 6 juillet. Soit plusieurs semaines après ses premières
déclarations à la presse. D'emblée, il nous a annoncé
que, dans le cas où il serait inéligible, il envisageait
de présenter sa femme. Nous étions tous abasourdis ! Cette
révélation a été suivie d'un long silence dont le sens
était sans équivoque. Chacun des participants comprenait
en effet qu'il s'agissait d'une perspective néfaste pour
le Front national.
Le silence s'est prolongé jusqu'à ce que Le Pen, agacé
par l'accueil glacial réservé à son propos, nous somme
de donner notre avis. Bruno Gollnisch s'est alors décidé
à chanter les louanges de ce projet. A l'entendre, il
s'agissait d'une idée géniale qu'il conviendrait d'ériger
en règle systématique chaque fois qu'un membre du Front
national serait invalidé ! Mais, après cette déclaration
courtisane, le silence est retombé. Dominique Chaboche,
pourtant vieux compagnon de Le Pen, a fait valoir que
cette candidature pouvait poser des problèmes, ce qui,
dans le mode de fonctionnement autocratique du mouvement,
était d'une audace inouïe pour un homme comme Chaboche.
Quant aux autres membres du bureau exécutif, ils sont
restés d'un mutisme total, ce qui était, s'agissant d'eux,
une forme affirmée de réprobation.
Vous n'avez pas saisi cette occasion pour donner votre
avis ?
Si, bien sûr ! Je lui ai fait part de mes réserves quant
à la capacité de Mme Le Pen à assumer ce rôle dans les
médias. Le Pen a alors explosé : "Dites-le que vous êtes
contre ! Dites-le que vous êtes contre !" Connaissant
la psychologie de l'intéressé, j'ai renvoyé les explications
détaillées à une rencontre ultérieure en tête à tête.
Je lui ai fait valoir que tout cela était nouveau pour
moi, que ce n'était qu'une première réaction et que la
question méritait réflexion. L'affaire en est restée là.
Le Pen avait l'intention d'en parler l'après-midi en bureau
politique, mais, vu la réaction du bureau exécutif, il
a renoncé à le faire.
C'est donc deux jours plus tard que vous vous rendez
à Montretout pour préciser votre position ?
Oui. Dès le lendemain, j'ai sollicité une entrevue avec
Le Pen. Ce rendez-vous a eu lieu le 8 juillet dans son
bureau de Montretout. Je lui ai alors longuement exposé
les raisons pour lesquelles la candidature de son épouse
ne me paraissait pas une bonne idée.
Comment a-t-il réagi à vos arguments ?
Je dirais que la discussion a été (sourire)... très vive
! Il a d'abord tenté de contrer un à un mes arguments,
puis il a tout balayé en allant à ce qui était pour lui
l'essentiel : "Mais, de toute façon, cela ne peut pas
être vous la tête de liste ! Vous n'êtes pas assez présent
au Parlement européen !" Je me suis gardé de lui répondre
que je l'étais autant que lui et sûrement beaucoup plus
que son épouse. Je lui ai simplement dit que ses propos
tombaient mal, car je venais justement lui présenter ma
candidature à cette fonction. En application du principe
naturel selon lequel, lorsque le chef est empêché, c'est
son second qui le remplace. Il est devenu tout rouge et
silencieux et, faisant un effort visible pour se maîtriser,
il a pris un ton radouci pour admettre que tout cela n'était
pas d'actualité, que l'on pourrait commander quelques
sondages pour juger de la meilleure configuration et qu'après
tout on aurait tout le temps d'en reparler...
Vous vous quittez donc avec la ferme intention de ne
pas rendre publiques vos positions respectives ?
Bien entendu. Car, dans mon esprit, la question n'est
pas encore tranchée et elle n'a pas à l'être avant que
la Cour d'appel de Versailles n'ait rendu son arrêt. Car,
si Le Pen venait à conserver ses droits électoraux, la
question ne se poserait plus. De surcroît, l'idée avancée
par Le Pen de recourir à des sondages était tout à fait
rassurante, car elle laissait croire que la décision finale
serait prise au regard de l'intérêt du mouvement et en
dehors de toute précipitation, les sondages ne pouvant
être réalisés avant la rentrée de septembre. J'ai donc
été extrêmement surpris, les vacances venues, en découvrant
dans la presse une série d'articles de plus en plus explicites
sur la candidature de Mme Le Pen.
Jour après jour, les hésitations de Jany Le Pen s'étalaient
dans les journaux au point de constituer le véritable
feuilleton politique de l'été. Un feuilleton à rebondissements
d'ailleurs. Souvenez-vous : le 20 juillet, Le Pen déclare
au Figaro qu'il envisage la candidature de sa femme. Le
lendemain, l'intéressée feint l'étonnement et répond dans
France-Soir qu'elle n'est pas au courant de ce projet
et qu'elle "ne souhaite absolument pas être candidate5".
Le Pen lui répond à nouveau dans France-Soir qu'il la
mettrait au courant et qu'il se faisait fort de la convaincre6.
Et ainsi durant tout l'été. A qui fera-t-on croire que
le couple Le Pen ne pouvait pas se parler autrement que
par journaux interposés ? Il est clair qu'il s'agissait
là d'un faux suspense mais d'une vraie campagne de presse
destinée à habituer les gens à cette idée, de sorte que,
le moment venu, chacun ne puisse que s'incliner devant
le fait accompli. Cette précipitation à porter la question
sur la scène publique confirmait mes craintes : Le Pen
avait décidé d'imposer la candidature de sa femme au mouvement
par le truchement des médias.
Face à cette campagne de presse orchestrée en faveur
de Mme Le Pen, comment décidez-vous de réagir ?
Durant tout cet été-là, j'ai longuement réfléchi à la
situation dans laquelle se trouvait le FN, car je mesurais
à quel point nous risquions de vivre une phase critique
de son histoire. Au-delà même des élections européennes,
et du ridicule qui risquait de rejaillir sur l'ensemble
du mouvement, c'est tout ce que révélait cet épisode sur
la nature même du Front national qui m'a tourmenté. Il
apparaissait en effet clairement à travers cette candidature
que Le Pen considérait son parti non comme un mouvement
adulte et autonome, mais comme une propriété personnelle.
Dès lors, il devenait manifeste que son ambition ne dépassait
pas sa propre personne et qu'il n'entendait nullement
assurer ni même permettre la pérennité du Front national.
A l'évidence, sa seule préoccupation consistait à jouir
de sa position et à gérer à des fins personnelles son
fonds de commerce politique.
C'est à ce moment que vous avez pris la décision de
contre-attaquer par un entretien accordé au Parisien ?
Comprenez-moi bien, ce n'était pas une contre-attaque.
Je me suis trouvé face à un dilemme : me soumettre ou
réagir. Mais, comme dans tout dilemme, chacune des possibilités
présente de graves inconvénients. Ne pas se taire, c'était
prendre le risque de provoquer une crise interne au FN.
Se taire, c'était permettre à Le Pen de prendre des décisions
contraires à l'intérêt du mouvement et laisser se créer
un précédent inacceptable conduisant à une dérive mortelle
pour le Front national. Car, de toute évidence, cette
décision aurait été suivie de nombreuses autres, dans
l'intérêt exclusif de Le Pen et de sa famille. Après avoir
longuement réfléchi, j'ai considéré que le risque d'un
trouble interne était somme toute limité. Le Front national
en avait vu d'autres et ce n'était pas une colère de Le
Pen qui allait le mettre en péril. En revanche, il était
essentiel de faire comprendre à ce dernier que le FN ne
lui appartenait pas et que nous ne le laisserions pas
casser son jouet au gré de ses caprices. Puisque Le Pen
prenait sciemment des décisions contraires à l'intérêt
du Front national, il fallait défendre le Front national
contre son président.
Pensez-vous qu'un article dans le Parisien était la
meilleure façon d'obtenir de Jean-Marie Le Pen qu'il change
d'avis ?
Cet article était en fait devenu inévitable. En effet,
tout au long de l'été, je m'étais gardé de répondre aux
sollicitations des journalistes qui n'avaient pourtant
cessé de me harceler pour obtenir ma réaction à propos
de la candidature de Mme Le Pen. Mais, le 25 août, s'ouvrait
l'université d'été du Front national et, à cette occasion,
les journalistes ne manqueraient pas de m'assaillir de
questions sans que je puisse cette fois me dérober. C'est
pourquoi, plutôt que de répondre dans l'agitation, j'ai
préféré prendre les devants en acceptant de répondre aux
questions d'un journaliste du Parisien qui m'avait proposé
de faire paraître un entretien le premier jour de l'université.
Ainsi, les choses seraient claires et je n'aurais pas
à y revenir.
Dans cette interview, je développais en substance quatre
points : ma condamnation du jugement de première instance
qui déclarait Le Pen inéligible, mon regret de voir la
question de la tête de liste posée publiquement et mon
opinion sur la candidature de Mme Le Pen exprimée dans
les termes le plus mesurés possible. J'ai simplement dit
: "Je considère que la candidature de Mme Le Pen, quelle
que soit l'amitié que je lui porte, n'est pas une bonne
idée. Je l'ai dit à Jean-Marie Le Pen7." Enfin, je confirmais,
cette fois publiquement, ma candidature à la tête de liste.
Certains pensent que vous avez commis une erreur tactique
en révélant publiquement votre candidature à la tête de
liste ?
Sincèrement, je ne le pense pas. D'ailleurs, avais-je
vraiment le choix ? Comme le prouvait la campagne de presse
orchestrée autour de son épouse, Le Pen agissait comme
si notre conversation du 8 juillet n'avait pas eu lieu
et comme s'il n'avait pas été saisi de ma propre proposition.
Dès lors qu'une candidature était sur la place publique,
il était naturel que la mienne le fût également. Quant
au fond, je me suis porté candidat pour montrer concrètement
qu'il y avait une autre solution que celle présentée par
Le Pen - solution qui semblait au demeurant naturelle
à tous - et aussi parce que de nombreux militants m'avaient
poussé à me mettre en avant. Je voulais également lancer
un signal fort en direction de l'opinion. Les Français
devaient savoir que la décision contestable d'imposer
son épouse comme tête de liste était une décision personnelle
de Le Pen qui n'engageait que lui. Ainsi, le mouvement
se trouvait préservé du ridicule qui ne manquerait pas
d'en résulter. Le Pen pouvait bien nous imposer une mauvaise
décision contre notre volonté, en revanche, il ne pouvait
nous obliger à en chanter les louanges et à en endosser
les conséquences néfastes. De surcroît, la pluralité des
candidatures à la candidature aurait présenté un avantage
considérable pour le Front national. En permettant aux
instances de désigner le candidat de leur choix, le Front
national serait apparu aux yeux de tous comme un mouvement
fonctionnant selon une véritable démocratie interne. Je
pense que les Français en auraient été très favorablement
impressionnés et qu'ils y auraient vu un signe tangible
de la maturité qui était devenue la nôtre. C'est la raison
pour laquelle j'ai toujours pris soin de dire que je me
soumettrais au verdict des instances. Mais force est de
constater que Le Pen, lui, était totalement rétif à cette
façon de procéder car il n'avait de toute évidence pas
perçu cette nouvelle maturité de notre mouvement.
Oui, mais en acceptant de consulter les instances,
et tout particulièrement le comité central, Jean-Marie
Le Pen n'aurait-il pas pris le risque d'être gravement
désavoué ?
Mais le choix éventuel par les instances d'une tête de
liste autre que son épouse n'aurait pas été en soi un
désaveu ! Elle n'aurait pu l'être que dans la mesure où
Le Pen faisait de cette question une affaire personnelle.
C'est Le Pen qui a donné à cette discussion, somme toute
banale dans un parti politique, la forme d'un conflit.
C'est parce qu'il s'impliquait lui-même avec violence
dans ce débat qu'il prenait en retour le risque d'être
désavoué. Il ne tenait qu'à lui de dépassionner la controverse.
En prenant de la hauteur comme il convient à un chef de
mouvement, il se serait préservé par avance de tout risque
de désaveu. Mais, comme la suite l'a montré, cette sagesse
propre aux rassembleurs l'avait totalement quitté.
Vous qui connaissiez Jean-Marie Le Pen, vous n'avez
pas imaginé alors qu'il prendrait vos propos pour une
déclaration de guerre ?
(Soupir.) Je me doutais bien qu'ils ne lui feraient pas
plaisir et que nous traverserions des moments d'autant
plus difficiles qu'avec le temps, le caractère autocratique
de Le Pen s'était considérablement accentué et qu'il ne
supportait plus la moindre contradiction. Mais, pour ma
part, ayant dit ce que j'avais à dire, j'entendais bien
m'attacher à faire baisser la pression. Le matin même
de la parution de mon entretien dans le Parisien, j'ai
téléphoné à Le Pen pour lui expliquer les raisons de mes
propos. Je ne vous cache pas que notre conversation a
été des plus sèches. Il comparait déjà mon initiative
à celles d'anciens dissidents du Front national ! Dès
lors, je n'ai pas été étonné que l'université se déroule
dans un climat extrêmement tendu.
Quel accueil avez-vous reçu de la part des participants
à l'université d'été ?
L'immense majorité des cadres et des militants présents
m'a réservé un accueil amical et chaleureux. Ils avaient
bien sûr tous lu l'article du Parisien et ils étaient
soulagés de voir quelqu'un se faire l'interprète de leur
sentiment. Ils se disaient : enfin quelqu'un a osé soulever
la chape de plomb qui s'abattait sur le mouvement. En
émettant des réserves sur la candidature de Mme Le Pen,
j'avais exprimé tout haut ce qu'ils pensaient tout bas
et ils m'en témoignaient une grande reconnaissance. Cependant,
il régnait en même temps une atmosphère très lourde à
cette université, car les mêmes qui me félicitaient semblaient
inquiets de l'attitude sectaire, voire haineuse, qu'affichaient
dans les couloirs les courtisans de Le Pen.
On a beaucoup parlé durant la crise du rôle délétère
joué par l'entourage de Jean-Marie Le Pen. Pensez-vous
qu'il était alors devenu un homme sous influence ?
Il est certain que Le Pen était entouré d'une troupe pressante
de courtisans qui avaient pris au fil des années un poids
considérable. Sa famille elle aussi a joué progressivement
un rôle de plus en plus important et de plus en plus néfaste
à la cohésion interne du Front. Chacun pense notamment
à la place qu'occupe à ses côtés son gendre, M. Maréchal,
dont la personnalité est tout entière contenue dans cette
formule colportée par ses collègues du FN résiduel : "son
ambition est inversement proportionnelle à son talent."
Préoccupé avant tout de ses intérêts, Maréchal aura su
se faire détester de tout le mouvement et aura, par ricochet,
contribué à ternir considérablement l'image de son beau-père.
Mais tout ceci est, somme toute, secondaire, car je considère
qu'un chef est toujours responsable de son entourage.
C'est lui qui, en dernier ressort, choisit les gens qu'il
veut écouter. Décrivez-moi votre entourage, je vous dirai
qui vous êtes. Si vous prêtez l'oreille aux menteurs et
aux flagorneurs, c'est d'abord parce que vous aimez à
vous faire bercer de louanges. Ce n'était donc pas son
entourage qui manipulait Le Pen, mais plutôt ce dernier
qui se servait de sa "cour" pour faire ce qu'il n'osait
commettre lui-même, comme on a d'ailleurs pu le constater
durant cette université d'été. Dans cette affaire, Le
Pen n'a pas été victime de son entourage. Il porte l'entière
responsabilité de ce qui s'est passé.
Vous pensez que Jean-Marie Le Pen téléguidait contre
vous les attaques de ses proches ?
Bien entendu. S'il n'avait reçu des assurances auprès
de Le Pen, jamais un homme comme Jean-Claude Martinez
ne se serait permis de m'attaquer publiquement avec autant
de virulence. Il est allé jusqu'à me comparer dans la
presse à Kabila, le dictateur zaïrois, et n'a pas hésité
à déclarer à mon encontre : "Comme il y a des enfants
prématurés, il y a des leaders prématurés. Il faut les
mettre sous couveuse pour éviter les accidents qui menacent
ces enfants nés avant terme. Certains enfants jouent au
cow-boy, d'autres à la tête de liste8." Toutefois, le
courage n'est pas, c'est connu, le trait de caractère
dominant de Jean-Claude Martinez. En se répandant ainsi
dans les médias, il jouait donc, en réalité, les poissons
pilotes. D'ailleurs, ses attaques publiques, totalement
contraires aux règles internes du Front national, n'ont
jamais fait l'objet de sanctions. Le Pen le couvrait parce
qu'il ne faisait qu'exprimer sur un mode bouffon la pensée
profonde qui était la sienne.
Dans ces conditions, comment pouviez-vous espérer que
les choses rentrent dans l'ordre ?
Je pensais que nous étions alors au paroxysme de la crise.
En faisant connaître mon opinion, j'avais commis aux yeux
de Le Pen une sorte de crime de lèse-majesté. Et son entourage
immédiat, qui de tout temps avait cherché à me contrer,
déversait de l'huile sur le feu, pensant que l'heure était
venue de m'abattre. Les uns et les autres se répandaient
en affirmant : Mégret a commis une erreur, maintenant
on va avoir sa peau ! Il était donc naturel qu'ils se
mettent à jouer autour de moi une sorte de danse du scalp.
Ces gesticulations auraient pu prêter à sourire si elles
n'avaient révélé leur total mépris de l'unité du mouvement.
Quant à Le Pen, il était furieux, mais rien n'interdisait
de penser qu'il puisse se reprendre, car ce n'était ni
son intérêt ni celui du mouvement d'envenimer les choses.
Pour moi, l'essentiel était fait et, une fois ma déclaration
publiée, j'ai tenté de calmer le jeu et multiplié les
signes d'apaisement. Notamment en refusant de répondre
aux attaques et aux insultes. J'ai cherché à rencontrer
Le Pen dès son arrivée au Palais des congrès, enfin je
me suis efforcé de m'afficher avec son épouse et avec
lui pour montrer qu'il n'y avait pas de rupture. Mais,
manifestement, Le Pen n'était pas sur la même ligne, puisqu'à
peine débarqué de l'avion, il s'est fait fort, selon ses
propres termes, de "débusquer les traîtres".
Qu'espériez-vous alors de votre nouvelle entrevue avec
Jean-Marie Le Pen ?
Je souhaitais le rassurer pour limiter la portée de la
crise. Je me doutais bien que ses proches avaient dû le
chauffer à blanc et lui présenter mon interview comme
une tentative de putsch. Je voulais ramener les événements
à leur juste proportion : un simple désaccord sur la désignation
de la tête de liste et un éclat médiatique à la portée
somme toute limitée dont la responsabilité première ne
m'incombait pas. Je lui ai fait valoir que mes déclarations
ne constituaient pas, comme certains le prétendaient,
une mise en cause de sa présidence et que je reconnaissais
sa légitimité. Force est de constater qu'il ne m'a pas
entendu puisque, pour seule réponse, il m'a déclaré que
toute opposition à sa volonté constituait un acte de dissidence.
Il a ajouté : "Vous n'avez rien compris au Front national.
Vous n'avez rien compris à ce que je suis. Le Front national
est comme une monarchie et je suis le monarque9 !" Je
lui ai répondu : "Mais nous sommes un parti politique..."
Sans même m'écouter, il a poursuivi sur sa lancée : "Et
le monarque impose sa volonté à tous !" Et comme je lui
rappelais l'existence des cadres et des élus, il a rétorqué
: "Ceux-là me doivent tout. Ils n'existent que par moi
!" Jamais le fond de sa pensée et le profond mépris qui
en découlait pour le mouvement ne s'étaient exprimés aussi
clairement. C'est ce qu'il a répété de façon édulcorée
le lendemain lors de son discours de clôture, discours
agrémenté de menaces transparentes à mon encontre. Ce
jour-là, pour la première fois, il a repris à son compte
tout le catalogue des attaques lancées contre moi par
son entourage, y compris l'accusation de trahison.
Pensez-vous qu'il est alors de bonne foi lorsqu'il
parle de trahison ?
(Silence prolongé.) Je crois que, d'une certaine façon,
il est effectivement convaincu de ce qu'il dit. Pour Le
Pen, voir une de ses décisions contestée, c'est déjà une
trahison. A cette époque de sa vie, Le Pen vit dans un
monde totalement clos autour de sa personne. Même la discussion
devient suspecte. Cela dit, il sait également manier la
mauvaise foi puisqu'il est allé jusqu'à prétendre qu'il
n'était pas au courant de ma candidature alors que je
la lui avais officiellement présentée lors de notre entrevue
privée du 8 juillet. C'est dire s'il n'hésite pas à manipuler
la vérité. Comme il l'a d'ailleurs fait en une autre occasion,
en affirmant que j'avais contracté un emprunt auprès du
mouvement pour des besoins personnels alors qu'il s'agissait
en réalité d'une somme destinée à rembourser des dépenses
de campagne10.
Est-ce que les sanctions dont il parlait alors ouvertement
sont effectivement venues ?
Les sanctions étaient programmées pour le prochain bureau
politique qui devait se tenir à Saint-Cloud le 9 septembre.
Il est clair que, pour cette occasion, mes adversaires
ont fourbi leurs dagues. Le matin même, dans une interview
au Monde, M. Maréchal faisait monter la pression : "Il
faut que Bruno Mégret se rende compte de ce qu'il a fait."
Et l'article se terminait par des rumeurs de dissolution
de la délégation générale que je dirigeais alors11. Pourtant,
ce jour-là, les sanctions ne sont pas venues.
Ce bureau politique s'est en réalité déroulé de façon
totalement surréaliste, puisque l'affaire n'a été traitée
qu'en fin d'ordre du jour, après une multitude de questions
techniques liées à l'organisation de notre fête des BBR
! Et, quand Le Pen ouvre enfin le débat, il s'exprime
en des termes fort mesurés, me reprochant principalement
d'avoir fait connaître ma position dans les médias. Je
lui ai répondu que cette interview venait à la suite des
nombreuses déclarations publiques qu'il avait faites de
son côté et j'ai expliqué ma position sur le fond.
Le débat s'est ouvert et, contre toute attente, l'immense
majorité des interventions est allée dans le sens de la
désescalade. A l'exception de Maréchal, Stirbois, Gollnisch
et J.-C. Martinez, les partisans de sanctions se sont
révélés bien peu nombreux. Il s'agissait d'une situation
totalement inédite : pour la première fois, en effet,
de nombreux cadres tels que Wagner, Galvaire, Simonpieri,
Le Gallou, Bardet, Bariller, Vial, Olivier et Colombani
se sont prononcés ouvertement pour l'apaisement tandis
que beaucoup de caciques "lepénistes" comme Reveau ou
Lang décidaient de garder le silence. A la surprise générale,
un clivage relativement équilibré s'est instauré dans
une instance pourtant réputée à la dévotion de Le Pen
puisque c'est lui qui choisit directement ses membres,
en privilégiant bien sûr les inconditionnels.
Le bureau politique du 9 septembre semble donc traduire
un certain apaisement ?
Oui. En apparence du moins. Le Pen avait l'air rassuré
: le bureau politique s'était conclu par une motion adoptée
à l'unanimité reconnaissant son rôle de leader et sa vocation
à être tête de liste, ce que personne n'avait jamais contesté.
Pour moi, ce texte enfonçait une porte ouverte mais, pour
Le Pen, il semblait décisif et paraissait l'avoir calmé.
Avec le recul, je crois cependant que cet apaisement était
purement factice. En réalité, Le Pen n'avait pas prévu
la réaction des membres du bureau politique. Tout comme
il avait été surpris par l'accueil chaleureux que les
cadres du mouvement m'avaient réservé lors de l'université
d'été, et plus encore par l'ovation qu'ils m'avaient accordée
à l'issue de mon intervention du dimanche matin consacrée
à notre projet d'Europe des nations. C'est la raison pour
laquelle, lors du bureau politique, il avait sèchement
remis à sa place le trop empressé Maréchal qui voulait
en découdre tout de suite. Il ne s'agissait plus pour
lui d'agir dans la précipitation mais de monter une opération
mûrement réfléchie. Pour autant, si Le Pen a été pris
de court par les soutiens dont je disposais dans le mouvement,
cette découverte a contribué à le convaincre plus encore
de la nécessité d'agir. C'est à cette époque qu'il parle
à ses proches de "se couper un bras plutôt que de perdre
la vie". Dès lors, toute personne ne manifestant pas d'hostilité
à mon égard devenait à ses yeux suspecte de trahison et
le renforçait donc dans sa volonté de purge. Le caractère
égocentrique de Le Pen l'entraînait là dans une forme
de paranoïa : ceux qui n'étaient pas contre moi étaient
forcément contre lui. Ce qui, reconnaissez-le, posait
un grave problème au Front national.
Le communiqué unanime du bureau politique faisait également
référence à la vocation de Jean-Marie Le Pen à constituer
la liste des européennes. Pourtant, vous continuez dans
le même temps à invoquer le rôle des instances.
Mais ce n'était pas contradictoire ! Le communiqué précisait
que c'était au président du mouvement de constituer la
liste. Personne n'avait jamais contesté cela. Le seul
sujet en cause était celui de la désignation de la tête
de liste au cas où Le Pen serait inéligible. Or, le texte
du bureau politique n'envisageait pas ce cas de figure
pour lequel je maintenais naturellement ma position, comme
je l'ai affirmé deux jours plus tard à Marseille. D'ailleurs,
que pouvait-il y avoir de scandaleux à demander que nos
instances se prononcent sur la tête de liste ? J'estimais
que, nous trouvant entre personnes responsables, il était
normal que chacun puisse exprimer son avis dans la sérénité,
le président comme les autres organes du mouvement. Si
le comité central et le bureau politique ne pouvaient
donner leur avis, alors je me demande bien à quoi ils
pouvaient servir.
Refuser ouvertement tout vote des instances revenait d'ailleurs
à déclarer à la France entière que le Front national était
un parti totalitaire dirigé par un monarque tout-puissant
dont la parole ne pouvait être contestée ni même discutée
! Vous imaginez aisément l'effet qu'une telle révélation
aurait produit sur l'opinion à propos d'un homme qui aspirait
à diriger le pays. Quant à nos adhérents, comment dès
lors leur expliquer qu'ils doivent tous les trois ans
élire quelque deux mille délégués qui désignent à leur
tour un comité central chargé de les représenter ? Si
leurs représentants ne peuvent être consultés sur une
question aussi importante que la tête de liste, alors
c'est que Le Pen se moque littéralement de l'opinion des
militants. La suite a prouvé que c'était malheureusement
devenu le cas. Le Pen lui-même l'a déclaré publiquement,
sans aucun sens du ridicule, dans un entretien à France-Soir
qui en a fait son titre : "Le Pen : je suis un monarque12
!"
Pourtant, la fête des BBR laisse le souvenir d'un retour,
sinon à la sérénité, du moins à la détente ?
C'est heureusement exact. Lors de la fête des BBR, Le
Pen s'est efforcé de donner le change. Certes, il persistait
visiblement à vouloir présenter son épouse, puisque, lors
de son discours de clôture, il l'a fait monter à ses côtés
sur la tribune devant le peuple des militants qui l'ont
gratifiée d'applaudissements que je qualifierais au mieux
de polis. Cependant, il est vrai que la situation semble
se détendre, du moins entre nous, puisque Le Pen et moi
déjeunons ensemble avec nos épouses au stand de la Bretagne.
Au menu : des huîtres, du Gros Plant, beaucoup de photographes
et une ambiance cordiale. Sans doute y avait-il encore
quelques ombres dans ce tableau trop idyllique. Ainsi,
mes livres avaient disparu de nombreux stands institutionnels.
Et, dans la revue bimensuelle du FNJ, Jany Le Pen, pilotée
par Maréchal, déplorait que dans "une vie politique déshumanisée,
on schématise, on polytechnise, on technocratise13", allusion
transparente à ma qualité de polytechnicien.
Mais, malgré ces fausses notes, j'ai cru alors que les
choses pouvaient encore progressivement rentrer dans l'ordre
et que le pic de la crise était derrière nous. Comme je
l'ai dit, la question de la tête de liste ne valait pas
l'éclatement de notre mouvement. Mon intention n'était
d'ailleurs plus d'éviter que Mme Le Pen ne soit tête de
liste, mais d'empêcher Le Pen de croire qu'il pouvait
faire n'importe quoi et d'épargner au Front national de
sombrer dans le ridicule. J'avais acquis la certitude
qu'on ne pourrait obtenir de Le Pen qu'il renonce à placer
sa femme sans faire exploser le mouvement, risque que
je ne voulais prendre à aucun prix. L'affaire pouvait
donc en rester là. J'avais dit ce que j'avais à dire.
Si Mme Le Pen devenait candidate, le ridicule ne rejaillirait
pas sur l'ensemble du Front national. Dans cette perspective,
j'avais d'ailleurs déjà réfléchi aux moyens de limiter
les dégâts et d'organiser la campagne de façon que notre
mouvement s'en sorte au mieux.
Vous étiez prêt à soutenir la candidature de Mme Le
Pen ?
Oui. Et je l'ai dit d'emblée dans mon premier entretien
au Parisien : "Je suis très légaliste et soucieux de l'unité
de notre mouvement : je m'inclinerai donc devant les résultats
de ce vote, quels qu'ils soient14". Le Pen ne pouvait
d'ailleurs l'ignorer : lors d'un thé chez lui à Rueil-Malmaison,
j'avais rassuré son épouse en lui confiant que "si elle
était obligée d'y aller, je serais derrière elle". Elle
s'était d'ailleurs empressée de le faire savoir à la presse
et notamment au Parisien15.
Dès lors, pourquoi la crise a-t-elle à nouveau pris
un tour aigu ?
L'incendie a en fait repris parce que Le Pen a sciemment
décidé de le rallumer. Durant les semaines qui ont suivi
les BBR, j'avais interprété son silence comme un signe
d'apaisement alors qu'il ruminait sa revanche et préparait
la guerre qu'il allait déclarer à l'intérieur du mouvement.
Très symboliquement, c'est le jour même de l'audience
devant la Cour d'appel de Versailles16 qu'il déclenchera
les hostilités. Ce jour-là, les principaux dirigeants
du Front national s'entassent dans la salle du tribunal,
tandis que des militants venus de toute la France battent
le pavé à l'extérieur. Le Front donne alors l'image d'un
mouvement soudé autour de son président en butte aux persécutions
judiciaires. Je suis bien sûr moi-même présent pour manifester
ma solidarité à son égard. C'est alors que l'attaché de
presse de Le Pen me tire par la manche et me dit qu'une
dépêche AFP pour le moins ahurissante venait de tomber
: "Vous êtes au courant ? Jean-Claude Martinez est nommé
directeur de la campagne européenne !"
Vous voulez dire que vous n'étiez pas prévenu de cette
nomination ?
Absolument pas ! Non seulement je n'en avais pas été averti,
mais aucun dirigeant du Front national n'était au courant
! Dans un premier temps, j'ai d'ailleurs cru à un canular
et ce n'est qu'en sortant du Palais de justice que j'ai
compris, face aux journalistes qui m'interpellaient, que
cette information était bien exacte. Je n'étais d'ailleurs
pas le seul à trouver cette décision absurde. Pour preuve,
M. Gollnisch répondant sur le champ à un journaliste s'est
quant à lui trompé de Martinez. N'entendant que le nom
de famille du nouveau promu, il pense spontanément à Serge
Martinez dont il vante immédiatement, au micro de France-Inter,
les qualités d'organisateur !
Après tout, Jean-Claude Martinez ne pouvait-il pas
faire un bon directeur de campagne ?
Permettez-moi d'en douter. Car, si J.-C. Martinez est
incontestablement un esprit brillant, il est surtout baroque
et flamboyant. Je veux dire par là qu'il apparaît fondamentalement
incapable de se fixer sur une idée. C'est un être agité
dont le sens de la formule, qu'il a souvent drôle, fait
office de pensée et que la présence d'une caméra conduit
inévitablement à l'incontinence verbale, tant il a le
désir de paraître. Jean-Claude Martinez, c'est le fou
du roi. Un amuseur public qui cependant lasse très vite,
car ses traits d'humour sont autant de railleries qui
cachent mal son regret de ne pas être un chef politique,
ce dont il est parfaitement incapable. Car Jean-Claude
Martinez est de surcroît un véritable épouvantail à militants
et même à électeurs, comme l'atteste la longue liste de
ses échecs électoraux. Ainsi, pour mémoire, aux municipales
de Perpignan, il ne recueille en 1995 que 17% des voix
quand son prédécesseur dans cette ville faisait 29% et
son successeur 36% ! De même, tête de liste aux régionales
dans l'Hérault, il fait régresser le Front national alors
même que celui-ci progresse partout ailleurs. Enfin, aux
sénatoriales, il obtient 59 voix quand notre précédent
candidat en réunissait 74. Comme le disaient avec humour
les militants de l'Hérault, "Jean-Claude Martinez, c'est
l'Attila de la politique : là où il passe, les voix ne
repoussent pas !"
Dans ces conditions, pourquoi Jean-Marie Le Pen l'a-t-il
nommé directeur de campagne ?
La raison en est malheureusement trop évidente : ce n'est
pas pour diriger la campagne européenne que Le Pen l'a
nommé mais pour organiser ce qu'il appelait lui-même la
"démégrétisation". Le rôle de J.-C. Martinez a consisté
en réalité à allumer la mèche qui a provoqué l'explosion
du FN. Pour ce qui concerne la campagne européenne, la
suite l'a montré, il a rapidement été mis de côté tant
il apparaissait incompétent. Jean-Claude Martinez a été
choisi pour sa principale qualité aux yeux de Le Pen :
son anti-mégrétisme forcené et constant. Ainsi, alors
même que la tension des dernières semaines s'était apaisée,
Jean-Claude Martinez, lui, n'a cessé de jeter de l'huile
sur le feu. Le soir même des BBR, il déclarait complaisamment
sur France 3 que, face à un "Bruno Mégret voulant danser
le sirtaki en donnant le bras à Jacques Blanc, à Madelin,
à Bayrou (...), il faut que nous soyons tous rassemblés
dans le FN-canal historique et qu'il n'y ait pratiquement
personne dans le FN-canal gastronomique17". De la sorte,
il affirmait clairement sa volonté de voir le Front national
éclater.
Et, en le nommant directeur de campagne, Le Pen lui donnait
les moyens nécessaires à l'application de ce funeste programme.
Programme auquel il s'est attelé dès les semaines qui
ont suivi, en présentant avec l'aval de Le Pen une équipe
de pré-campagne et un état-major de campagne reléguant
tous les cadres qui m'étaient proches ou qui m'avaient
témoigné leur soutien à des postes subalternes, quand
il ne les écartait pas purement et simplement. La mise
en piste de Jean-Claude Martinez n'avait donc à l'évidence
qu'une signification : l'ouverture par Le Pen de la guerre
civile à l'intérieur du mouvement.
Car, même si Le Pen avait voulu présenter son épouse en
tête de liste, son intérêt pour maintenir la cohésion
du Front national était de nommer un "mégrétiste" à la
direction de campagne. Il aurait ainsi impliqué l'ensemble
des cadres dans la future élection et évité que personne
ne puisse se désolidariser de ce qui aurait été fait.
Mais, au lieu d'agir de la sorte avec sagesse, il a pris
la décision exactement inverse. Preuve que, là encore,
ce n'était pas l'intérêt du mouvement qui primait, mais
sa volonté de le purger, fût-ce au prix de son éclatement.
La nomination de Jean-Claude Martinez constituait donc
une déclaration de guerre, non aux seuls "mégrétistes",
mais au Front national tout entier.
En utilisant les termes de guerre civile, de "démégrétisation"
et donc de complot, est-ce que vous n'exagérez pas ?
Malheureusement, je n'exagère absolument pas. Ces termes
correspondent à l'exacte réalité. Contrairement à ce qu'ont
pensé certains, Le Pen n'a pas été victime des "félons".
Cette version des faits constitue une fable. D'ailleurs,
le temps passant, de nombreux témoignages nous éclairent
sur la préméditation de la purge que voulait engager Le
Pen et ce dès le début de la crise. Le témoignage de Michel
Dor, secrétaire départemental du Finistère et vieil ami
de Le Pen, n'est pas le moindre. Au retour de l'université
d'été de Toulon, Michel Dor était invité par Le Pen à
dîner à Carnac en compagnie de Mme Le Pen mais aussi de
Claudine Dupont-Tingaud, Anne-Marie Kerléo et Jean-Luc
de Trogoff, tout nouveau secrétaire départemental des
Côtes-d'Armor.
Au cours du repas, la conversation porte rapidement sur
le tumulte de l'université d'été et sur la question de
la candidature de Mme Le Pen. Michel Dor fait alors valoir
en toute bonne foi que "quand bien même la tête de liste
reviendrait à Mégret, cette liste apparaîtrait toujours
comme une liste Le Pen tant était grande son aura dans
l'opinion". Quelle ne fut pas alors sa surprise de s'entendre
répliquer par un Le Pen furibard : "Michel, je te croyais
intelligent, mais tu es donc aussi con que les autres.
Tu n'as pas compris que ce que je veux, c'est la peau
de Mégret !" Michel Dor, comme les autres convives, pensait
alors qu'il pouvait s'agir de simples propos de table.
La suite a malheureusement montré qu'il n'en était rien.
NOTES
1. Dans le Figaro du 21 juillet 1998, Mme Le Pen déclare
notamment : "Je suis une femme au foyer et je ne suis
pas du tout formée à la politique."
2. Le 29 septembre 1998 à la pelouse de Reuilly.
3. Le Figaro, 20 juillet 1998.
4. "Si j'étais rendu inéligible, je m'arrangerais pour
que mon nom apparaisse en plus gros sur les affiches du
FN et pour être représenté éventuellement par famille
interposée", Jean-Marie Le Pen in Presse Océan du 15 juin
1998.
5. France-Soir, 21 juillet 1998.
6. France-Soir, 22 juillet 1998.
7. Le Parisien, 24 août 1998.
8. Ces déclarations seront réitérées par l'intéressé dans
l'Événement du jeudi du 3 septembre 1998.
9. Le Pen tiendra des propos similaires dans un entretien
accordé à France-Soir, le 5 novembre 1998.
10. Français d'abord, n° 292, 2e quinzaine de janvier
1999 ; le Point, 30 janvier 1999.
11. Le Monde, 9 septembre 1998.
12. France-Soir, 5 novembre 1998.
13. Agir, 2e quinzaine de septembre 1998.
14. Le Parisien, 24 août 1998.
15. Le Parisien, 16 septembre 1998.
16. Le 28 septembre 1998.
17. Politique Dimanche, 29 septembre 1998.
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