Le chagrin et l'espérance
Sommaire :
Prologue: Pour tourner la page
Chapitre
1: Le précédent inacceptable
Chapitre
2: Les dérives suicidaires
Chapitre
3: La purge à tout prix
Chapitre
4: Le sursaut salvateur
Chapitre
5: L'épreuve nécessaire
Chapitre
6: Le nouveau départ
Chapitre 4
Le sursaut salvateur
Du conseil national du 5 décembre au congrès de Marignane
En
décidant de convoquer un congrès extraordinaire du Front
national, vous preniez un risque politique considérable.
Quel était alors votre état d'esprit ?
Il est vrai qu'en demandant la convocation d'un congrès,
j'étais bien conscient d'accomplir un acte politique majeur
et je savais que je brûlais tous mes vaisseaux. J'étais
alors animé par un double sentiment : la tristesse et
le soulagement. Nous étions en effet tous un peu affligés
de devoir en arriver là, mais, en même temps, nous étions
comme délivrés à l'idée de pouvoir reprendre l'initiative.
J'étais pour ma part porté par l'immense espoir de sauver
le mouvement et même de pouvoir à cette occasion faire
des propositions concrètes pour le rénover. Je pensais
déjà que ce mal pouvait être un bien et que cette crise
pouvait permettre un renouveau. Cependant, à cet instant,
mon attention était surtout tournée vers les cadres et
les militants du Front : j'étais très anxieux de savoir
s'ils comprendraient notre démarche. En effet, que nous
n'obtenions pas le nombre de signatures nécessaire et
alors tout était perdu ! Condamnés à réussir, nous étions
tous dans un état d'extrême tension. Il s'agissait là
d'un pari à la fois grisant et inquiétant.
Comment se fait-il que l'initiative de convoquer publiquement
le congrès soit revenue à Serge Martinez ?
Eh bien, tout simplement parce qu'il en avait eu l'idée
et qu'il s'était proposé pour la réaliser. Serge Martinez
était de surcroît le mieux placé pour prendre cette initiative
car il était connu pour être un homme indépendant. Sa
personnalité correspondait donc parfaitement à l'esprit
dans lequel je souhaitais que soit convoqué ce congrès.
Il devait s'agir d'un congrès pour l'unité et Serge Martinez
garantissait par sa personne qu'il n'était pas question
d'une quelconque vendetta "mégrétiste". Pour mettre en
œuvre cette initiative, Serge Martinez s'est d'ailleurs
appuyé sur une structure dont le nom lui-même reflétait
parfaitement l'esprit de notre démarche d'alors : l'Association
de défense des adhérents du FN (ADAFN). Pour le reste,
il avait fait imprimer les formulaires de demande de congrès
et avait loué un petit local en banlieue afin d'assurer
le traitement des retours. Toutes initiatives qu'il a,
il faut le préciser, financées sur ses deniers personnels.
Et, pour piloter ce dispositif, il s'est habilement appuyé
sur Jacques Olivier. Membre du Front depuis 1978, ce dernier
disposait en la matière d'une grande expérience puisque
c'est à lui que revenait la responsabilité de la gestion
des campagnes de propagande de notre mouvement. Dès lors,
le lundi qui a suivi les fameuses déclarations de Le Pen
sur la "minorité extrémiste, activiste et même raciste",
Serge Martinez a tenu une conférence de presse et annoncé
solennellement son initiative au grand public1.
A partir de quel moment avez-vous perçu l'extraordinaire
engouement suscité par cette pétition ?
Le premier signe est venu des cadres et, plus particulièrement,
des secrétaires départementaux et des conseillers régionaux
que nous avions pris soin de solliciter par téléphone.
Dès le mardi 8 décembre, les premiers ralliements ont
été annoncés et il est très vite apparu qu'une majorité
des cadres allait soutenir le projet de congrès. Ayant
été les témoins directs de l'intransigeance suicidaire
de Le Pen lors du conseil national du 5 décembre, ils
trouvaient notre démarche naturelle et étaient donc nombreux
à s'y rallier sans états d'âme.
Mais qu'en était-il alors des simples adhérents, par
nature moins au fait de la situation ?
S'agissant des adhérents, il fallait être plus patient
et attendre les premiers retours de courrier pour commencer
à décompter les signatures. Pourtant, dès le mardi, un
premier lot de lettres est arrivé, lot encore modeste
mais prometteur. Mais c'est le mercredi que plus de mille
signatures nous sont parvenues, nous donnant d'emblée
l'espoir de réunir rapidement les huit mille demandes
nécessaires.
C'était compter sans une difficulté imprévue. Par une
sombre manœuvre, Le Pen avait réussi dès le jeudi à faire
bloquer les lettres de demande de congrès adressées à
la boîte postale ouverte à cet effet. Questionné par Serge
Martinez, le receveur des postes avait fini par lâcher
: "Je n'ai jamais vu cela. Je peux vous dire que votre
patron a le bras long." S'agissait-il déjà d'un coup de
pouce du gouvernement socialiste à Le Pen ? On peut se
le demander quand on sait que les ordres ne sont pas venus
du ministère des Postes mais de celui de l'Intérieur.
Toujours est-il que le courrier est resté longtemps inaccessible
et qu'il aura fallu faire ouvrir les lettres par un huissier
assermenté pour connaître enfin le nombre des signatures
ainsi reçues. Pourtant, sans attendre cette issue, le
courrier qui arrivait par ailleurs au local de Courbevoie
par le truchement des fédérations ainsi que le volume
des plis qui s'entassaient dans le bureau de poste ne
laissaient guère de doute. Il était clair que nous atteindrions
très rapidement le seuil des 20 % d'adhérents favorables
à notre démarche, seuil à partir duquel l'organisation
d'un congrès devenait obligatoire.
Quel était le nombre exact de signatures nécessaire
à l'organisation du congrès ?
Comme il y avait alors environ 40 000 adhérents au Front
national, il nous fallait recueillir 8 000 signatures.
Or, au bout du compte, nous en avons obtenu plus de 12
000. Par la suite, les lepénistes ont prétendu que le
Front national comptait en réalité 50 000 membres, que
certaines demandes de congrès figuraient en double, que
d'autres émanaient de non adhérents et qu'ils avaient
obtenu de nombreuses rétractations. Ils ont affirmé qu'en
conséquence le résultat de notre pétition était en dessous
du seuil requis. Nous nous attendions bien sûr à ce genre
d'attitude, car Le Pen et ses amis avaient entrepris de
combattre par tous les moyens cette initiative de congrès.
Et il est clair que, si l'on est capable d'exclure des
cadres qui demandent la simple application des statuts,
on peut avec le même cynisme trafiquer les fichiers. Nous
avons d'ailleurs eu la preuve de ces falsifications puisque
certains permanents du siège qui ont été témoins de ces
fraudes nous étaient secrètement favorables et nous ont
expliqué, complètement écœurés, les manipulations auxquelles
il a été procédé. Au-delà de cette polémique, la réalité
c'est que notre pétition dépassait de 50 % le seuil nécessaire
et que, quels que soient les aléas propres à ce genre
d'entreprise, la marge était plus que suffisante pour
garantir les conditions nécessaires à la tenue du congrès.
Comment Jean-Marie Le Pen a-t-il réagi à l'initiative
de Serge Martinez ?
Le Pen a réagi de façon extrêmement brutale. Il a parlé
de "traîtrise", lâché le terme de "félon" et annoncé que
non seulement il n'organiserait pas de congrès, mais qu'il
allait sanctionner ceux qui le réclamaient. Ainsi montrait-il
en clair que la purge qu'il envisageait depuis de nombreux
mois allait désormais être engagée à grande échelle. De
fait, Serge Martinez a été immédiatement suspendu et traduit
en conseil de discipline. Pierre Vial, qui avait été parmi
les tout premiers à exprimer publiquement son ralliement
au projet de congrès, a subi la même sanction. Le Pen
a d'ailleurs ensuite étendu sa menace à l'ensemble du
mouvement : tous ceux qui se prononceraient en faveur
d'un congrès seraient considérés comme des traîtres au
Front national et traités comme tels ! Ceux qui appliquaient
les statuts de leur mouvement allaient se trouver exclus
par celui-là même qui les violait...
Dès lors, le signal était donné de l'hystérie et le délire
le plus absolu allait s'emparer des lepénistes puisqu'un
homme pourtant sensé comme Bruno Gollnisch ira jusqu'à
voir dans notre initiative la main de l'Élysée, du Mossad
ou de la CIA ! Il est vrai que c'est là l'une des manifestations
d'un réflexe propre aux mentalités groupusculaires et
sectaires : l'explication par le complot. Le complot est
très pratique parce qu'il permet de faire l'impasse sur
ses propres responsabilités. Ce n'est rien moins qu'un
refus de la réalité.
Vous pensez que Jean-Marie Le Pen avait peur d'un congrès
et qu'en brandissant la menace de sanctions, il espérait
dissuader les adhérents du Front national de signer la
pétition ?
Certainement. Le Pen devait penser que les élus et les
cadres n'oseraient pas remettre en cause leur statut et
risquer leur carrière. Il pensait qu'ils n'étaient mus
que par des préoccupations strictement personnelles et
vénales. Comme le dit le dicton, on ne prête aux autres
que les sentiments dont on est soi-même capable. Son mépris
l'a aveuglé. Les cadres du Front mettaient au-dessus de
tout autre considération l'intérêt supérieur du mouvement
et la fidélité à leur idéal. Sanction ou pas, c'est donc
en suivant ce que leur dictait leur conscience qu'ils
ont signé pour le congrès.
C'est également à ce moment-là que vous avez rendu
public votre soutien à l'initiative de Serge Martinez
?
Oui. Dès lors que les sanctions allaient s'abattre sur
nombre de nos amis, il était inconcevable que je reste
en retrait. Et je voulais ainsi affirmer ma solidarité
avec les victimes de la purge en cours. Mais, surtout,
il fallait assurer la réussite de notre initiative et
celle-ci ne pouvait être un succès que si je mettais tout
mon poids dans la balance. Dans cette période de grand
trouble, je devais, pour convaincre tous ceux qui me faisaient
confiance, m'engager sans réserve en faveur du congrès.
Le mercredi 9 décembre, j'ai donc convié les journalistes
pour une grande conférence de presse au cours de laquelle
j'ai annoncé que je soutenais l'initiative de Serge Martinez.
Mais comment ce congrès pouvait-il être celui de l'unité
dès lors que Jean-Marie Le Pen le désavouait ?
J'étais conscient des risques que comportait cette position,
mais, dans mes propos, j'ai pris soin de ne prononcer
aucune parole définitive. Jusqu'au bout, j'ai laissé la
porte ouverte à toute solution de compromis. J'ai d'abord
rappelé que "dans toute communauté humaine fondée sur
le principe démocratique, la légitimité appartient au
peuple et que, face à la crise que traversait le Front
national, il fallait donc donner la parole au peuple des
militants à travers un congrès extraordinaire". Ensuite,
j'ai pris soin de préciser que "le Front national n'appartenait
à personne sinon à tous les militants, quelle que soit
leur position dans l'appareil" et qu'en conséquence "cette
initiative n'était pas dirigée contre Jean-Marie Le Pen
et qu'il ne s'agissait ni d'un putsch ni d'une opération
séditieuse, mais d'une démarche logique et naturelle,
conforme aux statuts".
Enfin, je terminais par ces mots : "Adhérents, militants,
cadres du Front national, je compte sur vous, la France
nous regarde. Face à la classe politique PS-PC-RPR-UDF
qui trahit notre pays en ratifiant le traité d'Amsterdam,
notre devoir est de nous ressaisir pour assurer demain
la renaissance de la France2." Or, si la plupart des cadres
et des militants du Front m'ont bien compris, force est
de constater que Le Pen, lui, est resté sourd à cet appel,
puisque, dans l'heure qui a suivi mon allocution, il a
prononcé ma suspension, faisant ainsi un pas de plus vers
l'explosion de notre mouvement.
Certains vous accusent d'avoir tenu secrète l'intention
de cette conférence de presse ?
Cette accusation est des plus saugrenues car une conférence
de presse est par définition publique. L'ensemble des
médias étaient conviés et l'affluence a été record. Si
bien que la salle d'hôtel que nous avions louée s'est
révélée trop exiguë pour recevoir tous les journalistes.
Je peux vous dire que cela a été une belle bousculade.
Et, bien entendu, Le Pen connaissait l'existence de cette
conférence de presse, à laquelle assistaient d'ailleurs
Alain Vizier, son attaché de presse, et Sophie Brissaud,
sa directrice de la communication d'alors.
A ce sujet, j'ai d'ailleurs en tête une anecdote assez
révélatrice de la personnalité de Le Pen. Quelques instants
avant que je ne prenne la parole, le responsable de notre
service d'ordre vient me voir, assez inquiet : "Le Pen
vient, il est en route !" C'est par des appels téléphoniques
émanant du "Paquebot" qu'il avait été averti de son arrivée
imminente. A ceux qui me demandaient si on devait lui
interdire l'accès de l'hôtel, j'ai répondu qu'il fallait
au contraire le laisser venir et que, s'il souhaitait
engager une explication en direct devant les caméras,
cela le regardait. Mais, tel Godot, Le Pen n'est jamais
venu. Et pour cause, il n'en avait jamais eu l'intention.
La réalité, c'est qu'au moment de la conférence de presse,
Le Pen avait parcouru les couloirs du Paquebot en lançant
à la cantonade qu'il allait se rendre à la conférence
de presse et que "Mégret allait voir ce qu'il allait voir
!" Il avait poussé la bouffonnerie jusqu'à s'engouffrer
dans sa voiture et à démarrer en trombe vers le pont de
Saint-Cloud pour revenir après un long détour à son bureau
de Montretout. (Rires.) Une mise en scène puérile qui
montre à quel point Le Pen était infatué de lui-même,
persuadé que sa seule présence suffirait à pétrifier tout
le monde et que la perspective de sa venue allait me déstabiliser.
Le soir même, vous avez eu l'occasion de juger de l'impact
de votre déclaration sur les militants, puisque vous teniez,
je crois, une réunion à Aix-en-Provence ?
Oui, à peine ma conférence de presse terminée, j'ai pris
un avion à destination des Bouches-du-Rhône, où je devais
participer à une assemblée générale des adhérents visant
à introniser Susini à la tête de la fédération. Je dois
rappeler que M. Susini avait été bombardé à ce poste par
Le Pen lui-même pour me contrer à Marseille. Depuis de
longs mois, j'avais en effet annoncé mon intention de
briguer la mairie de la cité phocéenne en 2001 et j'avais
même déjà lancé un journal local intitulé Marseille Liberté.
Mais il est très vite apparu que cette initiative déplaisait
à Le Pen puisqu'il a alors activé sur place deux personnalités
très discutées : MM. Susini et Schneider.
Pourtant, je crois que M. Schneider avait été très
virulent contre Jean-Marie Le Pen dans le passé. Que cherchait
ce dernier en procédant à ces nominations ?
Pour Le Pen, peu importe le passé, du moment que quelqu'un
peut le servir et qu'il le tient. Cet épisode est d'ailleurs
un très bon exemple de la manière dont Le Pen gérait son
appareil territorial. Depuis des années, je l'incitais
à nommer un secrétaire départemental plus actif que celui,
au demeurant fort sympathique, qui était en place. Il
avait toujours refusé, car il comptait beaucoup sur le
cadre qu'il avait installé à Marseille pour limiter mon
action sur place, son seul objectif dans les Bouches-du-Rhône
étant d'éviter que cette fédération ne fonctionne en pleine
harmonie avec moi.
Il changera finalement le responsable de ce département
à la fin de l'année 1998, jugeant le titulaire du poste
désormais insuffisant pour me contenir. Après l'avoir
limogé sans ménagement, il lui substituera un homme tout
récemment venu au FN et dont le profil lui paraissait
parfaitement adapté pour s'opposer à moi à Marseille :
l'ancien chef de l'OAS, Jean-Jacques Susini. Ainsi, dans
le Sud comme partout ailleurs, Le Pen ne prenait pas ses
décisions en vue d'améliorer l'efficacité du mouvement,
mais pour opposer les uns aux autres, selon la formule
des monarques fragiles : diviser pour régner. A l'évidence,
Le Pen adoptait envers moi la même attitude que celle
qui avait suscité jadis le départ de Jacques Peyrat. En
un mot, Le Pen entendait m'empêcher de briguer la mairie
de Marseille, ville dans laquelle j'étais arrivé en tête
de la droite lors des régionales de mars 19983.
Dans ces conditions, comment s'est passée la réunion
d'Aix-en-Provence ?
Cette réunion a été proprement surréaliste puisque c'est
à mon arrivée à l'aéroport de Marseille que j'ai appris
les sanctions qui me frappaient : Le Pen m'avait démis
de mes fonctions et avait engagé contre moi une procédure
d'exclusion au seul motif que j'avais demandé l'organisation
d'un congrès, pourtant en stricte application des statuts.
On imagine aisément dans quelle atmosphère pour le moins
surchauffée s'est déroulée la séance au cours de laquelle
je partageais la tribune avec MM. Gollnisch et Susini.
Tour à tour, nous avons donné notre interprétation des
événements, Gollnisch défendant plus que jamais la thèse
du complot avec un art consommé du sophisme : Le Pen c'est
le Front, imposer un congrès contre la volonté de Le Pen
c'est donc trahir le Front. Mais, manifestement, la majorité
des militants présents n'acceptait pas cette fausse équation,
la plupart d'entre eux estimant, à juste titre, que le
Front c'était eux ! La réunion a donc tourné à mon avantage,
même s'il est apparu ce soir-là que les attaques très
virulentes lancées contre les partisans du congrès allaient
porter sur les esprits les moins informés et donc créer
une profonde fracture parmi les militants.
Vous parlez des militants mais, en réalité, ce sont
vos sympathisants et vos électeurs qui allaient être troublés
par cette crise majeure ?
Oui, les accusations de Le Pen allaient aussi profondément
troubler nos sympathisants et nos électeurs. Ainsi, le
soir de la réunion d'Aix, l'affaire est à nouveau à la
une des médias et je me retrouve confronté à Le Pen, lui
sur TF1 et moi en duplex sur France 2. Déjà, l'argumentation
des deux parties se dessine. Tandis que Le Pen attaque
avec virulence sur le thème de la trahison et du complot,
je m'efforce quant à moi de rester sur un terrain politique
pour expliquer notre initiative et pour ne surtout pas
tomber dans le déballage de linge sale. Le Pen, lui, n'y
résistera pas puisque, ce soir-là4, il reniera sa fille
Marie-Caroline qui avait pris parti pour le congrès, lui
reprochant d'avoir suivi "son amant plutôt que son père".
Inutile de vous dire que, chez les militants des deux
bords qui assistaient à ces échanges, à côté du studio
improvisé par France 2 en marge de la réunion d'Aix, la
tension était extrême et que les invectives ont commencé
à fuser.
Vous voulez dire qu'il y a eu des incidents ?
Non, car personne n'en est venu aux mains. Mais il est
clair qu'en utilisant sans retenue les termes de "complot",
"trahison", "félonie", Le Pen a semé les germes d'une
véritable guerre civile dans les rangs du Front national.
Pour le seul mois de janvier, pas moins de huit secrétaires
départementaux partisans du congrès ont subi de véritables
agressions physiques. A l'image de Le Pen lui-même, menaçant
de "coups de boule5" un de mes amis élus du conseil régional
de Provence, certains esprits faibles ont totalement perdu
leur sang-froid. Ainsi, plusieurs semaines après le congrès
de Marignane, le secrétaire départemental adjoint lepéniste
de Haute-Savoie a-t-il carrément exhorté ses militants
à casser du "mégrétiste". "Mes amis, s'est-il exclamé
en pleine réunion6, faites la guerre à Bruno Mégret, faites
la guerre aux gens qui le soutiennent, car vous devez
faire la guerre aux traîtres ! Respectez un communiste
ou un socialiste ! Mais foutez des coups de poing dans
la gueule à ces gens-là !"
Il faut d'ailleurs à cette occasion saluer le sang-froid
et le sens des responsabilités qui ont été ceux du DPS
le service d'ordre de l'ancien FN. Considérant que ses
membres constituaient une sorte de garde prétorienne à
sa seule dévotion, Le Pen lui-même devait exiger qu'ils
se retournent contre les partisans du congrès. Mais, à
l'image de leur chef Bernard Courcelle7, ils ont préféré
désobéir et démissionner plutôt que d'être utilisés à
des actions contraires à leur honneur. Si bien que la
majorité d'entre eux constitue aujourd'hui le Département
protection assistance (DPA), le service de sécurité du
MNR, entièrement réorganisé par Gérard Le Vert.
Deux jours plus tard, vous avez tenu une seconde réunion
avec Bruno Gollnisch, mais cette fois dans son fief, à
Lyon. Avez-vous bénéficié du même soutien de la part des
militants lyonnais ?
Le hasard du calendrier faisait qu'après Aix-en-Provence,
j'allais à nouveau me retrouver en face de Gollnisch,
mais cette fois dans sa ville de Lyon. Il s'agissait donc
d'un test particulièrement révélateur. Et je dois dire
que ce soir-là, j'ai compris que notre pari était gagné,
car l'accueil qui m'a été réservé était similaire à celui
d'Aix-en-Provence. Gollnisch lui-même devait le pressentir
puisqu'il avait d'abord pensé annuler la réunion et c'est
finalement sur instruction de Le Pen qu'il s'est décidé
à aller au charbon. Il est vrai que les nouvelles n'étaient
pas bonnes pour lui : sur les 35 conseillers régionaux
de la région Rhône-Alpes, 22 élus s'étaient prononcés
pour le congrès, désavouant ainsi leur président de groupe.
Et cette région ne constituait pas une exception, puisqu'en
France métropolitaine ce sont au total 60 secrétaires
départementaux sur 96 et 140 conseillers régionaux sur
275 qui se sont finalement ralliés à l'initiative de Serge
Martinez. Dans certaines régions, les ralliements ont
même dépassé nos espérances. Ainsi en Loire-Atlantique,
Arnaud de Périer devait emmener dans son sillage la majorité
des cadres et des élus de sa région. Jean-Pascal Serbera
fera de même en Midi-Pyrénées. En Haute-Normandie, ce
fut plus net encore. À la suite de Gilles Pennelle et
Yves Dupont, huit conseillers régionaux sur dix ont appuyé
l'initiative du congrès quand deux seulement la refusaient.
Mieux encore, chez les jeunes du FNJ pourtant dirigés
par Maréchal, ce ne sont pas moins de 53 secrétaires départementaux
sur 72 et 8 responsables régionaux sur 10 qui se sont
déclarés favorables à un congrès, plaçant ainsi les jeunes
au cœur de l'entreprise de sauvetage du FN et créant d'emblée
l'armature du futur MNJ actuellement dirigé par Philippe
Schleiter.
Pourtant, Jean-Marie Le Pen persiste à refuser de convoquer
le congrès. Dès lors, c'était à vous qu'incombait la charge
de l'organiser.
Effectivement, en refusant de réunir le congrès, Le Pen
nous contraignait à l'organiser nous-mêmes. Car, au point
où nous en étions arrivés, il était évidemment hors de
question de s'arrêter au milieu du gué. Nous avions rassemblé
nettement plus que le nombre statutaire de signatures
requises : le congrès devait avoir lieu. Il aurait lieu
et ce serait à Marignane, les 23 et 24 janvier 1999, quoi
qu'il arrive et même s'il fallait pour cela se substituer
au président défaillant. Cela dit, il faut savoir qu'il
ne s'agissait pas là d'une mince affaire car, pour tenir
un congrès du Front national, il faut au préalable organiser
une centaine de congrès départementaux au cours desquels
les adhérents élisent les délégués chargés de les représenter.
Pour accomplir cette tâche malgré l'opposition des "lepénistes",
il nous fallait donc désigner un administrateur provisoire
du Front national.
Comment cet administrateur provisoire a-t-il été désigné
?
La question n'était pas facile à résoudre car les statuts
étaient muets sur la situation qui était la nôtre. Selon
l'article 24, c'est en effet le président qui devait convoquer
le congrès. Certes, il s'agissait d'une compétence liée
qui l'obligeait à convoquer notre assemblée dès lors que
les signatures étaient en nombre suffisant. Mais que faire
si, comme c'était le cas, il violait les statuts et refusait
d'organiser nos assises ? Un peu comme si le président
de la République refusait d'organiser les élections législatives
! Pour sortir de cette difficulté, tout en restant le
plus possible dans la légalité, nous avons pris soin de
réunir l'instance représentative la plus large du mouvement,
à savoir le conseil national. Il s'est réuni le 13 décembre,
à l'hôtel Sofitel, au pied de la tour Eiffel. Certes,
les "lepénistes" n'étaient pas là, mais une majorité des
membres du conseil étaient présents ou représentés. Dès
lors, nous pouvions considérer que toute décision prise
à l'unanimité serait légitime. Et c'est à l'unanimité
que Franck Timmermans a été désigné au poste d'administrateur
provisoire, avec pour mission d'organiser le congrès national.
Pourquoi ce choix de Franck Timmermans ?
Franck Timmermans est l'exemple même du cadre militant.
Il incarne ce que le Front national comptait de meilleur
puisqu'au désintéressement personnel, il ajoute les convictions
et la compétence. Personnalité emblématique du mouvement
dont il était membre depuis les origines, il jouissait
depuis toujours d'un véritable prestige auprès des militants
et des cadres. Doué d'une grande force de travail, du
sens de l'organisation et de la capacité à entraîner les
hommes, il est apparu d'emblée comme l'homme le plus qualifié
pour accomplir cette tâche. Il s'en est d'ailleurs acquitté
avec un talent d'autant plus remarquable que nous étions
alors dans un dénuement presque total. Tous les responsables
nationaux qui s'étaient prononcés en faveur du congrès
avaient en effet été chassés du Paquebot. J'étais moi-même
interdit de séjour au siège national et nous nous sommes
retrouvés, à l'invitation de Jean-Yves Le Gallou, campant
littéralement dans les locaux du groupe FN qu'il présidait
au Conseil régional d'Ile-de-France. Réduits à l'état
de SDF de la politique, nous occupions des coins de bureau
et communiquions exclusivement par téléphone portable.
Malgré ces difficultés matérielles qu'il surmontera avec
une grande maîtrise, Franck Timmermans mènera sa tâche
avec une efficacité et une rapidité remarquables. S'appuyant
sur les secrétaires fédéraux ou les administrateurs qu'il
avait nommés dans les départements restés lepénistes,
il réussira le tour de force d'organiser un pré-congrès
dans chaque département de métropole et d'outre-mer. Au
cours de ces réunions préparatoires, nous aurons réuni
au total près de 7 000 adhérents, soit environ 70 p. cent
du nombre des participants aux pré-congrès départementaux
convoqués à l'occasion de nos assises ordinaires de mars
1997. Et ce sont 1 667 délégués qui auront été élus à
cette occasion, soit 728 de plus qu'au congrès de Strasbourg
où le nombre des délégués de droit, non élus par les militants,
restait prédominant. Il était donc clair que la légitimité
de notre congrès serait équivalente, voire supérieure,
à celle du congrès de Strasbourg et, cela, malgré les
consignes de boycott et de sabotage lancées par Le Pen.
Est-ce que le refus de Jean-Marie Le Pen d'organiser
le congrès excluait du même coup sa présence ?
Absolument pas. Jusqu'au bout, il avait la possibilité
d'assister au congrès. Il y a été invité et, en tant que
président du mouvement, c'était même sa place naturelle.
D'autant qu'il s'agissait toujours dans notre esprit d'un
congrès de l'unité, ouvert à tous sans exception. Lors
des assises départementales, tous les militants étaient
conviés et tous étaient les bienvenus. Pourtant, il devenait
chaque jour plus évident que Le Pen ne viendrait pas puisque
son obsession était de saboter la tenue du congrès. Il
a ainsi notamment envoyé des formulaires à tous les adhérents
leur enjoignant de lui jurer fidélité et, pour ceux qui
avaient signé en faveur du congrès, de se rétracter.
Certains ont pourtant mis en doute votre volonté de
réunir un congrès de l'unité ?
Ceux qui prétendent cela font preuve d'une incroyable
mauvaise foi. Car, une fois encore, ce qui a provoqué
l'éclatement du Front national, c'est le refus de Le Pen
d'appliquer les statuts, d'organiser le congrès et de
s'y rendre. Il faut bien comprendre qu'il pouvait à tout
moment mettre fin à la crise, y compris après l'initiative
de Serge Martinez. Il est d'ailleurs frappant de constater
que, pendant toute cette période de l'avant-congrès, un
certain nombre d'initiatives ont été prises pour rétablir
l'unité du mouvement, initiatives auxquelles Le Pen n'a
jamais donné suite.
Jean-Marie Le Chevallier a suggéré la réunion d'un comité
central extraordinaire dans sa ville de Toulon. J'avais
répondu favorablement à cette proposition. Le Pen l'a
refusée. De façon encore plus significative, sa fille
Marie-Caroline avait proposé aux deux parties l'adoption
d'une charte de réconciliation nationale8. Je l'ai acceptée.
Le Pen l'a rejetée. Je veux d'ailleurs souligner le courage
qui a été celui d'une femme comme Marie-Caroline Le Pen.
Elle savait en effet qu'en mettant tout en œuvre pour
sauver l'unité de notre mouvement, elle risquait d'attirer
sur elle les foudres de son père. Avec une dignité exemplaire,
elle a fait ce qu'elle pensait être son devoir en prenant
tous les risques pour elle-même et les siens.
Que prévoyait exactement la charte de réconciliation
nationale proposée par Marie-Caroline Le Pen ?
Cette charte reposait en fait sur quatre points : l'amnistie
générale pour les personnes frappées par les exclusions
et les licenciements et le maintien des cadres dans leurs
fonctions, l'organisation d'un congrès extraordinaire,
la confirmation de Le Pen à la tête du Front national
et celle du comité central dans sa configuration d'alors
et enfin l'instauration d'un ticket Le Pen-Mégret pour
les élections européennes. Le seul fait que j'aie accepté
de signer une telle charte suffit d'ailleurs à prouver
que ma démarche n'avait rien d'un putsch puisque ce document
prévoyait explicitement la reconduction des instances
du mouvement et donc le maintien de Le Pen comme président
du Front national.
Je dois ajouter que cette charte aurait recueilli l'assentiment
de l'ensemble des militants, car ceux-ci ne voulaient
pas de la désunion. Les "mégrétistes" ne voulaient pas
de rupture avec Le Pen. Les "lepénistes" ne voulaient
pas se séparer de Mégret. La vraie solution, c'était donc
le tandem Le Pen-Mégret. Cette solution faisait l'unanimité.
Ou plutôt l'unanimité moins une voix : celle de Le Pen.
Et il est pitoyable de constater qu'après avoir refusé
ce tandem totalement légitime et voulu par tous, il finira
par imposer le tandem Le Pen-De Gaulle dont le moins que
l'on puisse dire est qu'il ne jouit pas d'une grande légitimité
au Front national.
Cette fracture ouverte n'a-t-elle pas rendu plus difficiles
les ralliements à l'idée du congrès ?
Assurément. Car, du fait de l'attitude de Le Pen, la participation
au congrès changeait progressivement de nature. Ce n'était
plus seulement pour l'unité du mouvement, mais pour sa
rénovation que l'on voulait se rendre à Marignane. Et,
de ce fait, certains responsables ou militants ont pu
renoncer à participer au congrès. Mais je dois dire que,
dans l'ensemble, aucun des cadres sur lesquels je comptais
n'a fait défaut. à de très rares exceptions près, je n'ai
pas eu de mauvaises surprises. En revanche, j'en ai eu
beaucoup de bonnes. Car cet épisode tragique de l'histoire
du Front national a été l'occasion de mesurer la trempe
de chacun.
Je pense notamment aux salariés de la délégation générale
et d'autres services. Sommés de se renier sous peine de
perdre leur emploi, tous ont décidé d'abandonner leur
poste et leur salaire pour rester fidèles à leurs convictions.
Jusqu'à Bruno Racouchot, Jean-Marc et Sophie Brissaud,
collaborateurs les plus proches et les plus dévoués de
Le Pen lui-même qui décideront de le quitter après de
très longues années passées à ses côtés9. Une telle dignité
dans le comportement démontre à mon sens la valeur humaine
de tous ceux qui se sont engagés à mes côtés au sein du
Mouvement national républicain, lequel se révèle d'une
essence très différente de celle des autres partis politiques.
Car, dans l'établissement, ce genre d'événement ne se
produit jamais. Chacun est trop préoccupé, qui de son
emploi, qui de son investiture ou de ses prébendes. Si
bien que personne ne prend jamais de risques. Or, notre
mouvement est aujourd'hui constitué de milliers de cadres
et de militants qui ont fait face à leurs responsabilités,
qui ont franchi le Rubicon, brûlé leurs vaisseaux sans
espoir de retour, acceptant d'affronter tous les risques
pour sauver leur idéal.
Il faut le souligner, ce sont en général les meilleurs
des cadres et des militants qui m'ont rejoint, les plus
efficaces et les mieux implantés, quand les plus falots
restaient avec Le Pen. Ainsi les cadres qui avaient réussi
à créer des associations parallèles comme Mireille d'Ornano
avec Fraternité Française ou Olivier Pichon avec le Mouvement
pour un enseignement national ont été parmi les premiers
à me suivre. La sélection ne s'est donc pas opérée, comme
certains l'ont prétendu, selon des critères religieux
ou idéologiques, mais en fonction de l'état d'esprit de
chacun. D'un côté, les archaïques qui faisaient de la
politique pour se faire plaisir. De l'autre, les modernistes
qui voulaient à tout prix la victoire de nos idées.
Il n'en demeure pas moins que tous ont souffert de cette
division et je n'oublie pas que cette période a été celle
d'un grand déchirement et que beaucoup n'ont alors choisi
leur camp que le cœur brisé, laissant de l'autre côté
tel ami, voire tel membre de leur famille.
Quels sont les ralliements ou les soutiens qui vous
ont le plus surpris ou touché ?
Oh ! je ne peux pas répondre à cette question. C'est bien
trop difficile. Comment établir une quelconque hiérarchie
en ce domaine ? Dans des circonstances aussi dramatiques,
chacun est confronté à des choix cornéliens. Et chacun
agit au regard de sa conscience. J'ai cependant été particulièrement
sensible au soutien de personnes dont la décision était
d'autant plus difficile qu'elles entretenaient avec Le
Pen des relations très étroites. Je pense à Marie-Caroline
Le Pen bien sûr, mais aussi à des femmes et des hommes
tels que Claudine Dupont-Tingaud, Michel Dor, Anne-Marie
Kerléo, Jean-Pierre Lussan et Hubert de Rougé.
Je pense aussi au doyen de notre bureau politique, Jacques
Lafay, figure de la médecine et grand résistant, ainsi
qu'aux infatigables combattants de la droite nationale
tels que Jean-François Galvaire, le président de l'association
des amis de National Hebdo et brillant avocat du MNR,
ou François Brigneau qui a admirablement décrit, dans
un ultime article, le déchirement qui était le sien :
"Je ne peux laisser croire - ne fût-ce que par mon silence
- que j'adhère au comportement actuel du président Le
Pen. Ce comportement me navre. Il m'accable. Il me désespère.
Je ne pourrai jamais considérer comme des traîtres à leur
parti et à leur patrie les dirigeants qui ont demandé
la convocation d'un congrès extraordinaire. C'est la première
fois que je me sens proche du général De Gaulle : j'ai
envie d'aller pleurer de chagrin dans mon village. Bonsoir
tristesse10."
Nul ne doute que de nombreux militants, quel que soit
le camp qu'ils ont choisi, se sont reconnus dans ces propos.
Je comprends leur chagrin. Mais la politique exige parfois
de se durcir le cœur et de prendre les décisions qui sauvent,
aussi difficiles soient-elles. C'est ce que j'ai fait
en maintenant, malgré les difficultés, le cap du congrès
de Marignane.
Mais vous avez aussi essuyé des déceptions comme le
retournement d'Yvan Blot, pourtant décrit comme l'un de
vos proches amis. Comment expliquez-vous cette défection
?
M. Blot a en effet été pour moi la grande déception humaine
de cette période car, après nous avoir rejoints sans panache,
il nous a quittés piteusement. Il est vrai que Blot avait
franchi le pas au dernier moment, après avoir tergiversé
et louvoyé jusqu'à l'extrême limite. Et ce n'est que lorsqu'il
a compris qu'il ne pourrait éviter de se déterminer qu'il
a fini par rallier notre camp. Ensuite, une fois de notre
côté, sans doute pour gommer ses atermoiements récents,
il a cru nécessaire d'en rajouter, poussant le zèle jusqu'à
rédiger deux notes extrêmement virulentes à l'encontre
de Le Pen. La première s'intitulait "Les cinq reniements
de Jean-Marie Le Pen". Quant à la seconde, il s'agissait
carrément d'une "Note sur la santé mentale de Jean-Marie
Le Pen11", décrit comme "un exemple cliniquement pur de
sujet atteint de la névrose de l'échec", qui "le rend
incapable de diriger rationnellement une très grande organisation
guidée par le principe de responsabilité..."
Pourtant, au lendemain du congrès de Marignane, Blot annonce
bruyamment qu'il rejoint cet homme. Et, pour justifier
sa volte-face, là aussi il en fait des tonnes, annonçant
notamment qu'il détenait les preuves du fameux complot.
Mais, à ce jour, nous n'avons toujours rien vu venir !
Il faut d'ailleurs rappeler que, jusqu'à son ralliement
à Le Pen, Blot était précisément considéré par les "lepénistes"
comme l'homme de l'Élysée, une sorte de preuve vivante
du complot... Les raisons de son départ restent cependant
incompréhensibles car, en pratiquant cet aller et retour,
Blot se grillait des deux côtés et organisait son suicide
politique.
Certains expliquent son geste par le dépit de ne pas
recevoir d'assurances de votre part quant à sa réélection
au Parlement européen ?
Il est certain que son mandat de député européen le tracassait
beaucoup puisqu'il faisait partie de ceux qui m'imploraient
de courber l'échine pour tenter de reporter la crise au
lendemain des élections, une fois nos fauteuils de députés
retrouvés. Les propos qu'il a laissés sur mon répondeur
téléphonique quelques jours avant sa trahison allaient
d'ailleurs dans le même sens. Il y faisait état de son
très vif mécontentement à la suite de la parution dans
Libération d'un article12 expliquant que ses "atermoiements
pourraient lui coûter une bonne place sur la liste Mégret
aux européennes".
Cet article, aussi erroné soit-il, l'avait totalement
déstabilisé. Il pensait manifestement que le fait de me
connaître depuis de longues années suffirait à assurer
sa promotion. Mais ce qu'il n'avait pas compris, c'est
que le copinage qui prévalait dans le système Le Pen n'aurait
désormais plus cours. D'ailleurs, de ce point de vue,
sa défection a permis de montrer publiquement que, dans
notre mouvement, il ne suffit pas d'être l'ami de Bruno
Mégret pour être promu. Nous n'avions pas réuni un congrès
pour reproduire les dérives lepénistes sans Le Pen ! Les
motions adoptées à Marignane étaient d'ailleurs très explicites
à ce sujet13.
Précisément, comment s'est déroulé le congrès proprement
dit ? Vos adversaires ont raillé une "simple réunion tenue
dans un gymnase".
Ceux qui s'arrêtent à ce genre de détail sont condamnés
à rester à la surface des choses. En réalité, le congrès
de Marignane a constitué un incroyable succès. D'abord
par la prouesse technique réalisée notamment par Louise
Alaux en charge des manifestations qui parviendra à organiser
en moins de deux mois un congrès de cette importance,
réunissant près de trois mille personnes sur deux jours,
et, cela, sans structures ni moyens financiers. Ensuite
et surtout, notre congrès s'est révélé comme une réussite
politique de première grandeur, car c'est en quelque sorte
l'élite de l'ancien Front national qui s'est trouvée réunie
à Marignane. Et je crois qu'au fil de ces deux journées
des 23 et 24 janvier 1999, chaque personne présente a
senti comme un souffle traverser les travées de la grande
salle de congrès. Chacun a compris que nous étions à l'aube
d'un renouveau et que, désormais, tout serait différent.
D'ailleurs, l'enthousiasme qui régnait parmi les congressistes
ne laissait aucun doute sur leurs sentiments.
Alors, oui, c'est vrai, nous nous sommes réunis dans un
gymnase loué à la mairie de Marignane. Daniel Simonpieri,
le maire de la ville, s'est montré à cette occasion lui
aussi exemplaire et a facilité l'organisation et le succès
de cette manifestation inhabituelle pour cette petite
ville de Provence. Dans cette salle de sport, on était
loin du strass et des paillettes des conventions lepénistes.
Il est vrai que tout avait été fait à l'économie et que
tout avait été financé grâce à la contribution de chaque
participant. Mais le dénuement matériel dans lequel s'est
déroulé le congrès, loin d'en diminuer la portée, lui
a au contraire conféré une authenticité exceptionnelle.
Je ne crois pas qu'il y ait, dans toute l'histoire de
la Cinquième République, d'autres exemples d'un mouvement
politique engageant son renouveau par un sursaut de sa
base. D'ailleurs, les deux cent soixante journalistes
présents ne nous ont pas caché combien ils avaient été
impressionnés par l'exploit que nous venions d'accomplir.
L'un d'eux, il s'agissait d'un correspondant étranger,
m'a même confié : "Ce que vous avez accompli là, aucun
autre parti n'aurait été capable de le faire !"
Quand vous évoquez le renouveau, vous pensez à quoi
? Au renouvellement des hommes ?
Pour l'extérieur, le signe le plus visible du renouvellement,
c'est évidemment celui des instances de notre mouvement.
Mais ce renouveau est en réalité plus profond puisqu'il
a constitué en quelque sorte une première rupture avec
des méthodes héritées des groupuscules, comme l'autocratisme
de Le Pen. Cela tient par exemple à la façon dont nos
instances ont été élues sous le contrôle du colonel Luciani
à l'intégrité et à la droiture exemplaires. Auparavant,
les congrès du Front national étaient marqués par la très
grande inégalité qui présidait aux opérations de vote.
Ainsi, à Strasbourg, les membres du bureau politique ou
les secrétaires départementaux disposaient chacun de dix
voix, quand les délégués élus par les militants ne disposaient
que de deux voix. A Marignane, ce système a été remis
à plat. Selon le principe républicain "un homme, une voix",
chaque délégué, quel que soit son rang dans le mouvement,
ne disposait plus que d'une seule voix. De la sorte, j'ai
tenu ma promesse de rendre le mouvement à ses militants.
Ce renouvellement s'est aussi traduit par votre élection
à la présidence du mouvement ?
Oui, cela a été pour moi un moment d'intense émotion.
Une émotion d'autant plus forte que je ne m'y étais pas
pleinement préparé. Certes, dès lors que Le Pen ne participait
pas au congrès, je savais qu'il devenait mécaniquement
nécessaire de constater sa carence et donc d'élire un
nouveau président. Mais cette hypothèse restait pour nous
tous une hypothèse ultime. C'est d'ailleurs si vrai que
l'élection du président n'a été inscrite à l'ordre du
jour qu'au dernier moment, c'est-à-dire lorsque l'absence
de Le Pen fut clairement établie.
De ce fait, l'histoire s'est accélérée pour moi et les
applaudissements sans fin qui ont salué mon élection comme
président m'ont aussitôt fait prendre conscience de la
gravité de mon engagement et du poids de mes nouvelles
responsabilités. A travers l'ovation dont m'ont alors
gratifié les deux mille délégués, j'ai pleinement éprouvé
la confiance que mettait en moi tout un mouvement. Ne
pas décevoir, non seulement les personnes présentes, mais,
au-delà, tous ces Français désemparés qui placent leur
espoir en nous, tel m'est apparu le premier de mes devoirs.
Cela dit, au-delà de l'élection du président et des membres
du comité national, un certain nombre de textes ont été
soumis aux délégués. La charte des valeurs et le code
de bonne conduite, ont été adoptés à l'unanimité. Et,
en votant pour ces deux textes fondateurs de notre nouvelle
démarche, les congressistes ont clairement montré qu'ils
étaient mus par la volonté d'en finir avec les dérives
et les comportements archaïques de Le Pen et de fonder
quelque chose de nouveau et de moderne. Le congrès de
Marignane a en fait consacré l'émergence d'un nouvel état
d'esprit qui s'est naturellement incarné dans une réalité
totalement différente de l'ancien Front national.
Vous voulez dire que le congrès de Marignane a en quelque
sorte donné naissance à un nouveau mouvement politique
?
Oui, dès lors qu'ils refusaient de se rendre au congrès
de Marignane, Le Pen et les siens se mettaient d'eux-mêmes
en dehors de ce que nous étions en train de bâtir. C'est
la raison pour laquelle le congrès de Marignane n'a pas
été réellement la fin institutionnelle de la crise du
Front, mais plutôt l'acte de naissance d'un nouveau mouvement.
Certes, il s'agissait formellement pour nous à l'époque
d'un congrès du Front national et ce qui en sortait était
un Front national rénové que nous avions d'ailleurs baptisé
Front national-Mouvement national. Mais c'est en réalité
quelque chose de nouveau qui allait émerger de l'événement
et le congrès de Marignane restera dans l'histoire comme
la mue politique d'un mouvement qui, sinon, était condamné.
Que voulez-vous dire par là ?
Je pense que cette crise n'aura pas été, comme beaucoup
l'ont cru, un affrontement entre les partisans de Le Pen
et ceux de Mégret. Elle revêt une signification beaucoup
plus profonde qui révèle la nature ambivalente de l'ancien
Front national. Le FN n'était en effet pas homogène, mais
constitué d'un mélange de deux courants qui coexistaient
tant bien que mal dans les années passées et qui se sont
séparés à Marignane. Ce qui a structuré les deux camps,
c'est une différence majeure de conception politique,
différence qui préexistait à la crise.
D'un côté, une vision passéiste, essentiellement pessimiste,
déterminée par l'idée de la décadence inéluctable et profondément
marquée par un passé groupusculaire. De l'autre, une attitude
positive et moderniste, ancrée dans notre époque, tournée
vers l'avenir, nourrie d'une volonté de réussir pour agir
sur la réalité d'aujourd'hui. D'un côté, ceux pour qui
la fidélité ne peut conduire qu'à l'échec et la victoire
n'être qu'une forme de trahison. De l'autre, ceux qui
pensent que les convictions peuvent aller de pair avec
la réussite. Et, si le Front national n'était plus viable,
c'est essentiellement parce que ces deux conceptions,
devenues trop divergentes, ne pouvaient plus cohabiter.
Si Le Pen a été contesté, c'est au fond parce que les
tenants de la modernité ne supportaient plus que leurs
efforts soient sacrifiés et que le Front se trouve de
ce fait rejeté dans l'impasse de l'archaïsme. La crise
a dès lors permis aux deux courants de se séparer. Le
Pen et les siens sont retournés à leurs errements et nous
nous sommes retrouvés, presque malgré nous, en train de
bâtir un nouvel édifice. Tel a été, je crois, le sens
profond de ce congrès de Marignane.
Mais, depuis, une décision de justice a déclaré illégal
votre congrès. Est-ce que tout cela a été vain ?
Pas du tout. Car une décision de justice ne peut en aucun
cas rayer d'un trait de plume ce qui a été dit et décidé
pendant deux jours par deux mille délégués eux-mêmes régulièrement
élus par tout un mouvement. Un tribunal, quel que soit
son pouvoir, ne peut pas décréter que ce qui a eu lieu
n'a pas existé. Étant purement formelle, cette décision
de justice n'a donc aucune incidence sur la réalité et
la légitimité politique de ce que nous sommes.
Il faut souligner de surcroît que sa portée est plus limitée
qu'on ne l'a dit. Certes, elle a donné satisfaction à
Le Pen en nous interdisant l'usage du nom Front national
et de la flamme tricolore qui en est l'emblème. Elle l'a
même favorisé à l'excès en rendant cette décision immédiatement
exécutoire sans attendre l'arrêt d'appel. Mais, dans le
même temps, le tribunal reconnaît la légitimité de notre
demande de congrès extraordinaire et ne nous a déboutés
que sur un seul point, de nature technique. Les juges
nous reprochent en effet d'avoir nommé un administrateur
provisoire issu de nos rangs plutôt que d'avoir sollicité
la justice pour qu'elle nomme un administrateur judiciaire14.
Nous avions bien songé à cette faiblesse juridique, mais
nous avions décidé de passer outre, car nous ne voulions
pas remettre la gestion du FN entre les mains de la justice
et donc des pouvoirs publics, d'autant que nous savions
que les délais qu'elle imposerait seraient tels qu'ils
auraient inéluctablement conduit à un pourrissement total
de la situation. D'ailleurs, cette même décision de justice
qui nous contredit a par ailleurs nommé un administrateur
judiciaire pour organiser le congrès : elle a commencé
par lui accorder six mois simplement pour effectuer le
décompte des signatures ! En clair, les juges nous reprochent
de ne pas avoir fait ce qu'à l'évidence leur décision
montre qu'il ne fallait pas faire. Passer par la nomination
d'un administrateur judiciaire, c'était donc bien accepter
que le congrès se déroule en pleine élection européenne
!
Justement, à peine le congrès terminé, votre mouvement
s'est trouvé confronté à l'échéance des élections européennes.
Était-ce pour vous une aubaine ou un obstacle à surmonter
?
Pour nous, la question ne se posait pas en ces termes.
Dès lors que nous avions donné naissance à un nouveau
mouvement, celui-ci ne pouvait que se lancer dans la bataille.
Certes, nous aurions préféré avoir le temps de nous structurer,
de nous renforcer et de laisser les blessures de la crise
se cicatriser avant de nous engager dans une campagne
électorale. Mais, puisque cette élection avait lieu, il
fallait y aller. Sans aucun doute s'agissait-il bien d'un
obstacle, mais nous n'avions pas le choix, nous devions
le surmonter. J'ai donc immédiatement mis le mouvement
en ordre de bataille, en sachant que ce défi serait aussi
l'occasion pour lui de se souder autour d'un objectif
commun.
NOTES
1. Le 7 décembre 1998.
2. Déclaration remise à la presse le 9 décembre 1998.
3. Aux régionales de 1998, la liste conduite par Bruno
Mégret a totalisé 27,21 % des voix dans la ville de Marseille.
4. Journal de 20 heures de TF1, le 9 décembre 1998.
5. Le Figaro, 19 mars 1999.
6. Le Faucigny, 4 mars 1999.
7. Bernard Courcelle devait par la suite révéler dans
un entretien au Parisien du 27 avril 1999, que les cinq
gardes chargés de protéger le siège du FN s'étaient vus
sommés de tirer avec leurs armes sur tout "mégrétiste"
qui tenterait de pénétrer dans la propriété. Ayant refusé,
ils se sont fait licencier pour "désaccord politique".
8. Cette charte de réconciliation a été proposée à la
veille des fêtes de Noël 1998.
9. Bruno Racouchot était directeur de cabinet de Le Pen,
Sophie Brissaud sa directrice de la communication et Jean-Marc
Brissaud secrétaire général du groupe de députés européens
qu'il présidait.
10. National Hebdo, 17 décembre 1998.
11. Signée Yvan Blot, cette note est datée du 20 janvier
1999. Elle a été faxée par Yvan Blot aux principaux cadres
du FN. 12. Libération, 25 janvier 1999.
13. Adopté à l'unanimité au congrès de Marignane, le code
de bonne conduite stipule notamment que "lors d'une nomination,
d'une promotion ou d'une investiture, le responsable doit
proscrire dans ses choix le clientélisme et les passe-droits".
14. Jugement du tribunal de grande instance de Paris du
12 mai 1999.
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